Marcel Petiot , le "bon docteur"


Il fut surnommé le Vampire de l'Etoile, le Boucher de Paris, le Cuisiner du Diable, ou l'Ange de la Mort parmi tant d'autres et fit couler beaucoup d'encre .
Les psychiatres le disaient déséquilibré, pervers, fugueur, dissimulateur, menteur, un individu sans scrupules dépourvu de tout sens moral.
 Intelligent, il avait un sens de l'humour très développé, mais noir et morbide, et deux visages : le "bon docteur" qui soignait gratuitement les pauvres ,les enfants maladeset les indigents en sa clinique de la rue Lesueur à Paris ; et l'assassin sans pitié qui attirait dans ses filets les victimes des persécutions nazies, juifs ou resistants, les gangsters en fuite mais aussi des personnes qui le gênaient ou le menaçaient.

La nuit, il gazait, dépeçait et brûlait des victimes de la Gestapo, espérant que « M. Eugène » les aiderait à gagner la zone libre ou l’Argentine. L’honorable médecin n’était qu’un tueur en série à qui la Seconde Guerre mondiale donna l’opportunité d’exprimer pleinement sa folie.

Le 11 mars 1944, après que l’alerte fut donnée à cause de la fumée que sa cheminée évacuait, la police découvrit dans sa cave des corps prêts à être incinérés, 72 valises et 655 kg de souvenirs, dont le pyjama du petit René Kneller, disparu avec ses parents.
Marcel Petiot , le célèbre "Docteur Petiot" fut condamné à mort et exécuté à Paris en 1946.

Voici le parcours d'un monstre particulièrement détestable car sans morale.

Né le 17 janvier 1897 à Auxerre, Marcel Petiot est le fils choyé d’un employé de la poste, auquel il donne vite du fil à retordre : l’enfant est connu pour massacrer les chats du quartier. En 1916, Marcel s’engage au 98e R.I.. La guerre, pour lui, sera vite un lointain souvenir : légèrement blessé au pied, il est examiné par des psychiatres lors de sa convalescence qui le déclarent mentalement déséquilibré et enfin le réforment.. Déséquilibre que l’on impute aux horreurs du conflit.

En 1921, il achève brillamment ses études de médecine (mention très bien) et s’installe au pays, à Villeneuve-sur-Yonne. C’est un bon docteur, que les pauvres consultent sans bourse délier. Il se dédommage auprès de sa riche clientèle : kleptomane, il la déleste de ses effets personnels lors des visites domiciliaires.
En 1926, la jeune bonne de Petiot, Louise, déclare, un peu trop fort, être enceinte des œuvres de son employeur.Curieusement, la jeune Louise disparaît…Quelques bruits courent, on découvre aussi d’étranges disparitions d’argent ou d’objets précieux après les visites du docteur, mais c’est insuffisant pour ébranler les consciences En 1927, la vie lui sourit, il est élu maire et se marie. Cinq ans et une ribambelle de vols plus tard, c’est l’infamie.
En mars 1930, la police découvre le corps à moitié calciné de Madame Debauwe, gérante de la coopérative laitière de Villeneuve-sur-Yonne. Elle a été achevée à coups de marteau et la laiterie a été incendiée. La veille, elle avait encaissé la somme de deux cent quatre-vingt mille francs…
Les rumeurs persistent. On insinue qu’elle était la maîtresse du docteur Petiot et un certain Frascot affirme même l’avoir vu rôder vers la laiterie peu avant le début de l’incendie. Petiot est bien soupçonné… mais seulement soupçonné. Les preuves manquent et le témoin meurt, fort opportunément, il faut le reconnaître. Frascot sortait d’ailleurs d’une visite chez le médecin quand il a été foudroyé par une crise cardiaque. C’est du moins ce qui est inscrit sur le permis d’inhumer signé par ce même médecin… c’est-à-dire Marcel Petiot !
Ces indices sont insuffisants pour la police mais la population, elle, ne tarde pas à réagir : Petiot, qui vient aussi d’être condamné pour vol d’électricité, est révoqué de ses fonctions de maire. Les rumeurs persistantes le poussent à abandonner aussi son cabinet. Condamné, révoqué par le conseil municipal, le Dr Petiot est contraint de quitter l’Yonne.


De 1933 à 1939,  il ouvre un cabinet dans le IXe arrondissement et multiplie les larcins. le docteur Petiot
réussit, à Paris, à se constituer une autre clientèle importante tout en étant accusé plusieurs fois de pratiquer des avortements, de fournir de la drogue à des toxicomanes, de non-déclaration de revenus, de fabrication et d'usage de faux ; il blâme tous ces crimes sur le fait qu'il n'est pas un comptable ni un secrétaire, que son premier souci est de soigner des indigents et des indigents, il s'en présente dix, douze, vingt à tous ses procès prêts à témoigner sur sa grandeur d'âme et sa générosité. Il est condamné à quelques amendes et même à 15 jours de prison puis finalement confié à un hôpital psychiatrique pour «évaluation».
L’internement dure quatre ans.
En 1941, il achète un hôtel particulier au 21, de la rue Lesueur, dans le XVIe, qu’il transforme en clinique. Il rénove aussi sa cave, consolide le puits existant, fait installer une imposante chaudière, un large évier. Marcel Petiot est fin prêt à recevoir…

 Au cours de l’année 1943, de 20 heures à l’aube, il devient « M. Eugène », spécialisé dans l’aide aux Juifs que pourchasse la Gestapo. Dès la nuit tombée, l’homme dévoué qui ne craint pas les représailles ouvre sa porte aux candidats à la fuite vers la zone libre et l’étranger. Pour des sommes variant entre 25 000 et 100 000 francs, Petiot promettait aux clients qui lui étaient référés ou qu'ils recrutaient, de faux papiers, une nouvelle identité et une route sûre vers l'Argentine.
Un voisin du médecin, Joachim Guschinow, un fourreur juif, confie à son cher ami Petiot qu’il aimerait quitter la France. Jamais plus il ne réapparaîtra…Quelques semaines après, Jean-Marc Van Brever, un toxicomane notoire qui avait dénoncé Petiot comme trafiquant de drogue, disparaît. Ensuite c’est le tour d’une Madame Khayt, qui avait refusé d’être impliquée dans une des « magouilles » de Petiot.
À la même époque, disparaît Paul Braunberger, un médecin, suivi le mois suivant de la famille Kneller, le père, la mère et le petit René, âgé de huit ans à peine. En janvier 1943, Petiot lance les « tarifs de groupe » : quatre couples, les Basch, les Woolf, les Stevens et les Anspach « s’embarquent » à leur tour…
À cette clientèle choisie, s’ajoutent quelques malfrats, heureux de se « mettre au vert » pour quelque temps. Parmi eux, François Albertini, dit le Corse ; Joseph Réocreux, dit aussi Jo le Boxeur, accompagné de ses deux « gagneuses ».Les "voyageurs" sont vaccinés contre les maladies exotiques, il serait en effet dommage d'attraper un virus mortel... en Argentine... Tout est pensé et étudié et les malheureux, recherchés par la gestapo, ne peuvent que se soumettre aux ordres de leur "sauveur"... L'affaire est rentable et les disparitions s'amplifient sans aucune réclamation des familles. Les clandestins sont éliminés par injection létale de poison, puis démembrés ou découpés.
Il est réputé avoir « passé » quantité d’« indésirables ». Jamais l’un d’eux ne se manifesta par la suite pour témoigner que « M. Eugène » favorisa effectivement sa fuite. Le voyage des malheureux s’est achevé dans le puits de chaux vive ou les tuyaux du calorifère, 21, rue Lesueur.

La Gestapo ayant eu vent de ce réseau qu'elle croyait être véritable tenta de l'infiltrer mais sans succès : ses agents-doubles disparaissaient au fur et à mesure qu'ils entraient en communication avec le docteur «Eugène» (faux-nom du docteur Petiot). En désespoir de cause, elle le fit arrêter en mai 1943 mais ne put en tirer quoi que ce soit, même sous la torture, Petiot ne pouvant naturellement pas dévoiler les noms des membres de son «réseau» puisqu'il n'y en avait aucun. - On le relâcha, faute de preuve quelques semaines plus tard.

Lorsque, samedi 11 mars 1944, un voisin s’inquiète de l’odeur nauséabonde et de l’épais nuage noir qui s’échappent de la cheminée, il prévient pompiers et policiers. Pas trace du propriétaire mais, au sous-sol, plusieurs corps dépecés en attente de combustion, des valises, bijoux, vêtements, bibelots, jouets, tout ce que parents et enfants contraints à l’expatriation voulaient emporter, 655 kg de « souvenirs », dira Petiot à son procès. Pour l’instant, il a disparu.


Lors des perquisitions, la police met au jour un ossuaire, un puits rempli de chaux et une chambre à gaz dont la porte est équipée d’un judas qui permet d’assister à l’agonie des victimes. Sur l’égouttoir de l’évier, des résidus de chair humaine…

Tandis que la France découvre l’ampleur de la folie du docteur Petiot, celui-ci se cache parmi les vaillants des FFI (Forces françaises de l’intérieur). Il est devenu le « capitaine Valéry ». Le 31 octobre 1944, il fut arrêté dans une station de métro.
Le capitaine Simonin arrête le capitaine Wetterwald, alias Valéry dans la Résistance, médecin-capitaine au 1er Bataillon.Sur lui, il avait 31 700 francs (une fortune), une cinquantaine de documents sous six noms différents et un revolver. Il est enfin confondu. Accusé de vingt-sept assassinats, il en revendiquera soixante-trois à son procès en 1946. Le médecin précisera cependant que ses « proies » n’étaient que des collaborateurs et des Allemands. La cour ne l’a pas cru et l’a envoyé à l’échafaud.

 L’affaire Petiot choqua tant le monde entier que, durant une décennie au moins, elle alimenta la chronique.
L’avocat général rapporta que, mené à la guillotine, le médecin s’exclama : « Ah, ça ne va pas être beau ! » Mais avant cet épisode, il y eut le procès dont l’Institut national de l’audiovisuel a conservé de saisissantes séquences.



Le sinistre Marcel Petiot se présente à la cour d’assises en complet et nœud papillon, paraissant aussi à l’aise que s’il présidait un colloque sur l’art de bien disséquer. Provocateur et arrogant, il est tout sourire lorsque, menant magistrats, badauds et journalistes en sa clinique, il les invite à un macabre tour du propriétaire, leur expliquant comment il gazait, découpait et calcinait ses visiteurs du soir.
Injuriant les membres des familles de ses victimes, il les traita de menteurs, de membres de la juiverie internationale, d'ennemis de la république. Questionné quant à une de ses victimes, il jura de ne jamais l'avoir rencontrée mais ne put expliquer qu'on avait retrouver ses vêtements chez lui.Durant le mois de débats, il répète inlassablement que ceux-ci n’étaient que collabos ou nazis. Somme toute, il est un patriote, résistant à sa manière.

Me  Floriot plaida  en vain durant six heures pour sauver Petiot de la peine capitale. En vain. Le 25 mai 1946, un gardien de la prison de la Santé le réveille pour le mener à l’échafaud. « Tu me fais chier », lui rétorque le condamné. Alors qu’il se tient devant la guillotine, l’avocat général lui demande s’il a quelque chose à déclarer. « Je suis un voyageur qui emporte ses bagages ! » répond-il. Donc ses secrets.
Ses dernières paroles furent pour ses bourreaux, leur disant de ne pas regarder car «ce ne serait pas joli». Les témoins rapportent que ses lèvres esquissaient un sourire lorsque sa tête roula dans le panier.

Michel Serrault l’incarnera magistralement à l'écran.

Le "Gloria - Scott " de Sir Athur Conan Doyle


On en revient toujours puisqu'il est le père entre autres de l'intrigue policière, du suspense ,innovation majeure dans le roman policier , déjà rendu populaire par Gaboriau ou Collins , mais Conan Doyle popularise ce style à l'extrême , à hauteur du mythe.

Sherlock Holmes rencontre un tel succés que bon nombre de victoriens croiront en son existence réelle. Doyle tentera ainsi de tuer sa créature, mais sera forcé de la faire renaître face au mécontentement populaire.
Il faut aussi rappeller que Conan Doyle est un auteur prolifique.
La série des Aventures de Sherlock Holmes le rendit célèbre dans le monde entier mais fit aussi ombrage au reste de son oeuvre qui compte de nombreux récits - nouvelles et romans - fantastiques, ésotériques, d'aventures et de science-fiction dont il fut l'un des grands précurseurs, d'inoubliables romans historiques et de nombreux essais médicaux et politiques
.
Voici une de ces nouvelles tirée des mémoires de Sherlock Holmes :







Arthur Conan Doyle

LE « GLORIA-SCOTT »
Les mémoires de Sherlock Holmes (avril 1893)




– J'ai ici quelques papiers, me dit mon ami Sherlock Holmes un soir d'hiver où nous étions assis de chaque côté de la cheminée, qui selon moi mériteraient que vous y jetiez un coup d'oeil. Il s'agit des documents qui se rapportent à l'affaire extraordinaire du Gloria-Scott : par exemple le message qui a foudroyé d'horreur le juge de paix Trevor quand il l'a lu.

D'un tiroir, il avait exhumé une petite boîte décolorée ; après en avoir défait le ruban, il me tendit un court billet griffonné sur une demi-feuille de papier ardoisé. En voici le texte :

« Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l'élevage d'Angleterre. »

Quand je relevai les yeux après avoir lu ce message énigmatique, je vis Holmes glousser de joie.

– Vous me paraissez un peu désorienté ! me dit-il.

– Je comprends mal qu'un pareil message ait pu foudroyer d'horreur son destinataire : il me semble, au contraire…

– Mais oui : au contraire !… Et pourtant le fait est que son destinataire, un beau vieillard robuste, s'est écroulé après qu'il en eut pris connaissance comme s'il avait reçu à bout portant un coup de fusil.

– Vous éveillez ma curiosité ! Mais d'abord pourquoi m'avez-vous dit que cette affaire méritait de ma part un intérêt particulier ?

– Parce qu'elle a été ma première affaire. J'avais souvent essayé d'obtenir de mon compagnon qu'il me révèle les motifs qui l'avaient aiguillé vers les enquêtes criminelles, mais je n'avais jamais réussi jusque-là, à le saisir dans une humeur communicative. Or ce soir je le vis étaler sur ses genoux les documents auxquels il avait fait allusion. Il alluma sa pipe et pendant quelques instants demeura silencieux dans son fauteuil à remuer des souvenirs.

« Vous ne m'avez jamais entendu parler de Victor Trevor ? me demanda-t-il. Il fut le seul ami que je me fis pendant mes deux années d'école. Je ne me rappelle pas, Watson, avoir jamais été un individu très sociable : je préférais m'enfermer dans ma chambre afin de mettre au point mes petites méthodes personnelles de raisonnement : si bien que je ne me mêlais guère aux garçons de mon âge. En dehors de l'escrime et de la boxe, le sport ne me tentait pas. Je consacrais donc mon attention à des sujets fort différents de ceux qui passionnaient mes camarades. Le résultat fut qu'entre eux et moi il n'y avait aucun point de contact. Trevor était le seul avec lequel je me liai ; encore fallut-il pour cela qu'un matin, alors que je me rendais à un service religieux, son bull-terrier se prît d'une passion soudaine pour ma cheville.







Cette manière prosaïque de faire connaissance s'avéra efficace. Je fus immobilisé pour dix jours, et Trevor venait prendre de mes nouvelles. D'abord il ne resta à bavarder qu'une minute. Mais bientôt ses visites se prolongèrent, et nous devînmes vite amis. C'était un garçon vigoureux, sanguin, plein d'esprit et d'énergie, à beaucoup d'égards mon contraste. Cependant nous nous découvrîmes quelques points communs, et notre amitié se scella du jour où j'appris qu'il était aussi dépourvu d'amis que moi. Finalement il m'invita chez son père à Dommthrope, dans le Norfolk, et j'acceptai son hospitalité pour un mois de grandes vacances.
Le vieux Trevor était incontestablement un homme riche et considéré : juge de paix et propriétaire terrien. Dommthrope est un petit hameau juste au nord de Laugmere, dans la région des lacs et des marécages. La demeure était de type ancien, très longue, avec des solives de chêne et des murs de briques ; une belle avenue bordée de tilleuls y menait. On chassait dans les fougères d'excellents canards sauvages ; il y avait du poisson remarquable ; la bibliothèque était limitée mais elle ne contenait que de bons ouvrages : héritée, d'après ce que je compris, d'un précédent occupant ; la cuisine était convenable. Bref, il aurait fallu être bien difficile pour ne pas passer là un mois enchanteur.

Le vieux Trevor était veuf, et mon ami était son fils unique. Il avait eu une fille, je crois, mais elle était morte de la diphtérie au cours d'un séjour à Birmingham. Le père m'intéressa énormément. Il n'était pas très cultivé. Seulement il était doué d'une force primitive considérable, à la fois physique et mentale. Il avait peu lu, mais il avait beaucoup voyagé, et loin. Il avait vu le monde, et il se souvenait de tout ce qu'il avait appris, C'était un grand gaillard à forte et épaisse carrure, à tignasse poivre et sel, avec un visage hâlé et des yeux bleus perçants qui lui donnaient parfois un air féroce. Pourtant il avait dans le pays la réputation d'être bon et charitable. Au tribunal, il était renommé pour son indulgence.

Un soir, peu de temps après mon arrivée, nous étions assis après dîner devant un verre de porto, et le jeune Trevor se mit à parler de mes habitudes d'observation et de déduction dont j'avais déjà fait un système, sans en avoir deviné pour autant l'importance qu'il allait prendre dans ma vie. Naturellement, le vieillard crut que son fils exagérait en racontant deux ou trois exploits banals que j'avais accomplis.

– Allons, monsieur Holmes ! me dit-il en riant gaiement. Essayez de déduire quelque chose sur mon compte : je suis un excellent sujet.

– Je crains de ne pas pouvoir vous en dire long, répondis-je. Néanmoins je pense que vous avez circulé ces derniers temps en redoutant une agression personnelle.
Le rire s'éteignit sur ses lèvres, et il me considéra avec un vif étonnement.

– Ma foi, voilà qui est exact ! dit-il. Tu sais, Victor, quand nous avons mis un terme aux activités de cette bande de braconniers, ils ont juré d'avoir notre peau. Et sir Edward Hoby a récemment été attaqué. Depuis, je n'ai pas cessé de me tenir sur mes gardes ; mais je me demande bien comment vous pouvez le savoir.

– Vous avez une très jolie canne, dis-je. D'après l'inscription, j'ai remarqué que vous ne la possédiez que depuis un an. Mais vous vous êtes donné du mal pour en creuser la pomme et pour y verser du plomb fondu, si bien que vous disposez d'une arme formidable. J'en ai déduit que vous n'auriez pas pris de telles précautions si vous n'aviez pas redouté un danger quelconque.

– Et quoi encore ? me demanda-t-il en souriant.

– Dans votre jeunesse vous avez fait de la boxe.

– Exact, cela aussi. Comment l'avez-vous deviné ? Est-ce que mon nez n'est pas tout à fait droit ?

– Il ne s'agit pas de votre nez, mais de vos oreilles. Elles ont l'allongement et l'épaisseur qui ne se retrouvent que chez les boxeurs.

– Rien d'autre ?

– Les callosités de vos mains m'apprennent que vous avez beaucoup retourné la terre.

– Tout mon argent vient d'un champ aurifère.

– Vous êtes allé en Nouvelle-Zélande.

– Exact encore.

– Vous avez séjourné au Japon.

– Parfaitement vrai.

– Et vous avez été très intimement associé avec quelqu'un dont les initiales étaient J.A. et qu'ensuite vous avez cherché à oublier complètement.

M. Trevor se leva avec peine, me fixa de ses grands yeux bleus dont l'expression devint sauvage, farouche, et piqua du nez parmi les coquilles de noix qui jonchaient la nappe : évanoui raide.

Vous pouvez imaginer, mon cher Watson, comme nous avons été bouleversés, son fils et moi. Son attaque ne fut pas cependant de longue durée ; dès que nous eûmes déboutonné son col et aspergé d'eau fraîche son visage, il hoqueta deux ou trois fois et se remit sur son séant.

– Ah ! mes enfants ! nous dit-il en s'efforçant de sourire. J'espère que je ne vous ai pas effrayés, au moins ? Costaud comme je suis, j'ai pourtant une faiblesse du côté du coeur et il ne m'en faut pas beaucoup pour me flanquer par terre. Je ne sais pas comment vous vous débrouillez, monsieur Holmes, mais j'ai l'impression que tous les détectives officiels ou officieux sont à côté de vous des enfants. C'est là votre carrière, monsieur ! Et vous pouvez en croire un homme qui a roulé sa bosse dans les cinq parties du monde !

Voilà le conseil, joint à une estimation exagérée de mes capacités, qui me mit pour la première fois, Watson, si vous me faites l'honneur de me croire, en face de ce sentiment, tout nouveau pour moi : à savoir que je pourrais gagner ma vie grâce à ce qui n'avait été pour moi qu'un simple passe-temps. Sur le moment, d'ailleurs, je fus trop préoccupé par le soudain malaise de mon hôte pour penser à autre chose.

– J'espère ne vous avoir rien dit qui vous ait fait du mal ? murmurai-je.

– Hé bien ! vous avez touché à coup sûr une corde sensible ! Puis-je vous demander comment vous savez cela, et ce que vous savez exactement ?
 
Il s'adressait maintenant à moi sur un ton badin, mais au fond de son regard une sorte de terreur restait tapie.

– C'est la simplicité même ! répondis-je. Quand vous avez relevé votre manche pour tirer tout à l'heure le poisson hors de l'eau, j'ai vu les initiales J.A. tatouées au pli du coude. Les lettres sont encore visibles, mais étant donné leur demi-effacement et la couleur de votre peau tout autour, il est évident que vous avez tenté de les faire disparaître. Évident, par conséquent, que ces initiales vous ont été autrefois très chères et qu'ensuite vous avez souhaité les oublier.

– Quels yeux ! s'écria-t-il non sans pousser un soupir de soulagement. C'est tout à fait ce que vous avez dit. Mais n'en parlons plus. De tous les revenants, les spectres de nos amours sont les pires. Passons dans la salle de billard et fumons paisiblement un cigare.

A dater de ce jour et en dépit de toute sa cordialité, il y eut constamment dans le comportement de M. Trevor envers moi une pointe de soupçon. Son fils le remarqua. « Vous avez donné une telle peur au vieux, me dit-il, qu'il ne sera plus jamais sûr de ce que vous savez et de ce que vous ignorez. » Il n'avait pas l'intention de me le montrer, j'en suis certain, mais cette impression était si fort entrée en lui qu'elle se manifestait en toute occasion. Finalement, me rendant compte que ma présence le tourmentait, je brusquai la fin de mon séjour. Toutefois, la veille de mon départ, il se produisit un incident dont l'importance se révéla par la suite.

Nous étions assis sur la pelouse dans des fauteuils de jardin, prenant le soleil et admirant le panorama des lacs, quand la bonne vint annoncer qu'à la porte quelqu'un désirait voir M. Trevor.

– Qui ? s'enquit notre hôte.

– Il n'a pas voulu me dire son nom.

– Que me veut-il alors ?

– Il m'a seulement dit que vous le connaissiez, et qu'il voulait vous parler juste un moment.

– Faites-le venir ici.

Nous vîmes apparaître un petit bonhomme à la mine chafouine, à l'allure obséquieuse, à la démarche traînante. Il portait une veste déboutonnée, tachée de goudron à la manche, une chemise à carreaux noirs et rouges, des pantalons de treillis, de grosses chaussures éculées. Il avait la figure maigre, brunie, rusée, ornée d'un perpétuel sourire qui découvrait une rangée irrégulière de dents jaunes. Ses mains ratatinées étaient à demi fermées, comme les marins ont l'habitude. Pendant qu'il traversait pesamment la pelouse, j'entendis M. Trevor comprimer un petit cri de gorge : il se leva précipitamment et courut dans la maison. Il fut de retour presque aussitôt ; quand il passa prés de moi, je sentis une forte odeur de cognac.

– Alors, mon vieux ! fit-il. Que puis-je faire pour votre service ?

Le marin resta debout à le regarder avec des yeux plissés. Le même sourire écartait toujours ses lèvres molles.

– Vous ne me connaissez pas ? demanda-t-il enfin.

– Ah ? çà, mon Dieu ! Mais c'est Hudson ! s'écria M. Trevor avec une intonation de surprise.

– C'est Hudson, monsieur, répondit le marin. Hé ? oui, cela fait bien trente et quelques années que je ne vous ai vu. Et vous voilà dans votre maison, tandis que moi j'en suis encore à ramasser ma croûte dans les poubelles.

– Allons ! Allons ! mon vieux ! Tu t'apercevras que je n'ai pas oublié les anciens ! déclara M. Trevor, qui s'avança vers le marin, lui dit quelque chose à voix basse et reprit plus fort : Va à la cuisine. On te donnera à manger et à boire. Je te trouverai certainement une situation.

– Merci, monsieur. Je viens de passer deux ans sur un cargo de huit noeuds, et je voudrais bien me reposer un peu. Je pensais que je pourrais m'arranger, soit avec M. Beddoes, soit avec vous.

– Ah ! s'exclama M. Trevor, tu sais l'adresse de M. Beddoes ?

– Pardonnez-moi, monsieur, mais je sais où sont tous mes vieux amis ! répondit le marin en accentuant son sourire sinistre.

Il suivit alors la bonne à la cuisine. M. Trevor marmonna quelques mots pour nous dire qu'il avait été camarade de bord avec cet homme au cours de son voyage vers les terres aurifères. Puis il nous laissa et rentra. Une heure plus tard, quand nous regagnâmes la maison, nous le trouvâmes étendu ivre mort sur le sofa de la salle à manger. Cet incident me laissa une vilaine impression, et je ne fus pas fâché le lendemain de quitter Dommthrope : je sentais que ma présence serait pour mon ami une source de gêne.

Tous ces événements eurent lieu pendant le premier mois des grandes vacances. Je revins m'enfermer dans ma chambre de Londres, où je procédai, durant sept semaines, à diverses expériences de chimie organique. Un jour d’automne cependant, alors que les vacances touchaient à leur fin, je reçus un télégramme de mon ami me suppliant de revenir à Dommthrope parce qu'il avait grand besoin de conseils et d'appui. Je laissai tout tomber et je repris la route du nord.

Il m'attendait à la gare avec la charrette anglaise. Du premier regard, je compris qu'il venait de passer deux mois fort pénibles. Il avait maigri, il semblait rongé par le chagrin, il avait perdu la gaieté de bon aloi qui l'animait.

– Le vieux est en train de mourir ! me dit-il dès l'abord.

– Pas possible ! m'écriai-je. Mourir de quoi ?

– D'apoplexie. Un choc nerveux. Tout aujourd'hui il a été à deux doigts de la mort. Je ne sais pas si nous le retrouverons en vie.

À cette nouvelle inattendue, j'étais, comme vous le devinez, Watson, absolument bouleversé.

– Et la cause ? demandai-je.

– Ah ! voilà le point ! Montez, nous parlerons en route. Vous vous rappelez le type qui est arrivé la veille de votre départ ?

– Très bien.

– Savez-vous qui nous avons introduit ce jour-là dans notre maison. ?

– Je n'en ai aucune idée.

– Le diable, Holmes !

Je le dévisageai avec stupéfaction.

– Si, Holmes. C’était le diable en personne. Depuis son arrivée, nous n’avons : pas eu une heure de tranquillité. Pas une ! Depuis ce soir-là, le vieux n'a jamais plus relevé la tête. Et maintenant sa vie ne tient plus qu'à un souffle, il a le coeur démoli : tout ça à cause de ce maudit Hudson.

– Quel pouvoir détenait-il donc ?
 
– Ah ! je donnerais gros pour le savoir ! Mon pauvre père, si bon, si généreux, si gentil ! Comment a-t-il pu tomber dans les griffes de ce bandit ? Mais je suis content que vous soyez venu, Holmes. Je fonde de grands espoirs sur votre jugement et sur votre discrétion. Je suis sûr que vous me conseillerez au mieux.

Nous volions sur la route lisse et blanche ; devant nous s'étendait tout le pays des lacs et des marécages qui miroitaient sous la lumière rouge du soleil couchant. Parmi un bouquet d'arbres sur notre gauche, j'aperçus déjà les hautes cheminées et le mât pavoisé qui indiquaient la demeure de M. Trevor.

– Mon Père a fait d'Hudson, un jardinier, m'expliqua mon ami. Et puis, comme le jardinage ne lui plaisait plus, il l'a nommé maître d'hôtel ; la maison paraissait être à lui, il s'y promenait et agissait à sa guise. Les bonnes se plaignirent de son intempérance et de ses grossièretés. Papa les augmenta pour les faire taire. Hudson prenait le bateau et le meilleur fusil de mon Père pour s'offrir des petites parties de chasse. Et toujours ce visage insolent, ricanant, sournois, que j'aurais boxé vingt fois s'il avait été celui d'un homme de mon âge ! Je vous le jure, Holmes, tout ce temps-là je me suis dominé terriblement. Et maintenant je me demande si je n'aurais pas mieux fait de me contraindre un peu moins !… Bref, les choses tournèrent de mal en pis : cet animal de Hudson devint de plus en plus importun, il se mêlait toujours davantage de choses de qui ne le regardaient pas, jusqu'au jour où en ma présence il répliqua insolemment à mon père. Je le pris par les épaules et le chassai de la pièce où nous nous tenions. Il fila tout blême, avec des yeux venimeux qui exprimaient plus de menaces que n'importe quel discours. Je ne sais pas ce qui se passa ensuite entre mon pauvre vieux et lui, mais papa vint me trouver le lendemain pour me demander de bien vouloir faire des excuses à Hudson. Comme vous le pensez, je refusais net et je ne cachai pas à mon père ma surprise qu'il tolérât une pareille canaille qui prenait de si grandes libertés avec lui et avec les bonnes.

« Ah ! mon enfant ! me répondit-il. C'est très facile de parler quand on ne sait pas dans quelle position je me trouve. Mais tu le sauras, Victor. Je veillerai à ce que tu sois au courant, advienne que pourra ! Tu ne penseras jamais du mal de ton vieux papa, dis, mon fils ? »

Il était très ému. Il s'enferma dans son bureau toute la journée. Par la fenêtre je l'aperçus : il était occupé à écrire. Ce soir-là se produisit ce qui me parut être une bonne détente : Hudson nous annonça qu'il allait nous quitter, Il nous informa de sa détermination après le dîner ; il avait la voix épaisse d'un homme à moitié ivre : « J'en ai assez du Norfolk, nous dit-il. Je vais descendre voir M. Beddoes, dans le Hampshire. Il sera, sans mentir, aussi content de me voir que vous l'avez été. »

Avec une douceur qui me fit bouillir, mon père lui demanda : «Tu ne pars pas fâché, Hudson, je l'espère ?»

Le type jeta dans ma direction un regard maussade : « Je n'ai pas eu mes excuses !»
Alors mon père se tourna vers moi : « Victor, tu reconnais que tu t'es conduit avec rudesse envers ce brave type, n'est-ce pas ? »

Je me bornai à répondre.

« Au contraire ! Je crois que tous les deux nous avons été formidablement patients envers lui. »

Il gronda : «Ah ! oui, vous trouvez ? Vous trouvez ? Très bien, mon petit ami, on en reparlera »

Il se glissa hors de la pièce et une demi-heure après il avait quitté la maison. Mon père était dans un état nerveux pitoyable. Mais ce fut juste au moment où il recouvrait un peu de confiance que tomba le dernier coup.

– Et de quelle manière ? demandai-je avidement.

– Le plus extraordinairement du monde. Hier une lettre pour mon père arriva à la maison. Elle portait le cachet de la poste de Fording-bridge. Papa la lut, se prit la tête dans les mains, et il mit à courir en rond dans le salon comme quelqu'un qui est subitement devenu fou. Quand je parvins à le coucher sur le canapé, sa bouche et ses paupières étaient crispées d'un côté, et je vis qu'il avait une attaque. Le docteur Fordham accourut immédiatement. Nous le mîmes au lit. Mais la paralysie s'est étendue, il n'a pas repris, connaissance, et je crois que nous ne le retrouverons pas vivant.

– Vous m'épouvantez, Trevor ! m'exclamai-je. Mais quoi donc, dans cette lettre, aurait pu provoquer une telle catastrophe ?

– Rien. Et voilà l'inexplicable. Le message était absurde, banal. Ah ! mon Dieu ! C'est ce que je craignais…
Pendant qu'il parlait, nous avions contourné le virage de l'a venue des tilleuls ; dans la lumière faiblissante du soir, nous vîmes que tous les stores de la maison avaient été baissés. Nous nous précipitâmes vers la porte. Mon ami avait la figure dévorée par le chagrin. Un homme vêtu de noir franchissait le seuil ; il s'arrêta quand il nous aperçut.

– Quand cela est-il arrivé, docteur ? interrogea Trevor.

– Presque immédiatement après votre départ.

– Avait-il repris connaissance ?

– Juste un instant avant la fin.

– A-t-il dit quelque chose pour moi ?

– Ceci seulement : « Les papiers sont dans le tiroir du fond du meuble japonais. »

Mon ami monta, accompagné du docteur, vers la chambre mortuaire. Moi je restai dans le bureau, méditant sur toute l'affaire, et me sentant plus affligé que je ne l'avais jamais été. Quel était le passé de ce Trevor ? Il avait été boxeur, il avait voyagé, il était devenu chercheur d'or. Et comment était-il tombé au pouvoir de ce marin au visage repoussant ? Pourquoi également, s'était-il évanoui pour une allusion aux initiales à demi effacées sur son bras ? Et pourquoi était-il mort de frayeur au reçu d'une lettre de Fording-bridge ? Puis je me rappelai que Fording-bridge était situé dans le Hampshire, et que ce M. Beddoes, chez qui s'était rendu le marin probablement dans l'intention de le faire chanter, m'avait été indiqué comme résidant dans le Hampshire. La lettre pouvait donc venir soit de Hudson le marin annonçant qu'il avait trahi le secret coupable qui semblait exister, soit de Beddoes avertissant un vieil associé qu'une trahison de cet ordre était imminente. Jusque-là, c'était assez clair.

Mais dans ce cas, comment se faisait il que le message fût banal, absurde, pour reprendre les mots mêmes du fils ? Il avait dû l'avoir mal lu, mal compris. Ou alors ce message aurait été rédigé dans l'un de ces codes ingénieux qui permettent d'écrire une chose qui en signifie une autre. Il me fallait avoir cette lettre entre les mains. Si elle avait un sens caché, je saurais bien le deviner. Pendant une heure je demeurai assis réfléchissant dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'une bonne en larmes apportât une lampe ; et, tout de suite derrière elle, mon ami Trevor, pâle mais maître de lui, muni des papiers qui sont, maintenant sur mes genoux. Il s'assit en face de moi ; approcha la lampe du bord de la table et me tendit un court billet griffonné, comme vous le voyez, sur une simple feuille de papier gris ; et je lus : « Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l'élevage d'Angleterre. »

Je peux bien vous dire que je fus frappé du même étonnement que vous aujourd'hui, quand je lus ce message pour la première fois. Puis je le relus, très attentivement. Évidemment, comme je l'avais supposé, un deuxième sens devait être dissimulé dans cette étrange combinaison de mots. Ou bien y avait-il une signification convenue antérieurement dans des mots comme « mèche de fouet » ou « perdrix rouge » ? D'un code arbitraire, il m'aurait été impossible de déduire quoi que ce fût ! Or j'étais prêt à jurer que là était le noeud de l'affaire. La présence du nom « Hudson » semblait indiquer que l'objet du message était celui auquel j'avais pensé et que son auteur était Beddoes plutôt que le marin. J'essayai de le lire à rebours, mais les derniers mots : « l'élevage d'Angleterre… » me découragèrent. Puis-je tentai des mots alternés, mais ni les « Plus difficultés » comme « à pour… » ni les « de quitter semaine Angleterre » faire ne m'éclairèrent le moins du monde.

Enfin, tout à coup, la clé m'apparut. Je vis que le premier de chaque groupe de trois mots était seul à retenir, ce qui donnait une suite de phrases qui avaient poussé au désespoir le vieux Trevor.

L'avertissement était bref, net. Je le traduisis pour mon camarade : « Plus rien à faire. Hudson a vendu la mèche. Ta seule chance : quitter l'Angleterre. »

Victor Trevor enfouit son visage dans ses mains frémissantes.

– Je suppose que ce doit être exact, me dit-il. Mais c'est pire que la mort, car cela signifie aussi le déshonneur. Tout de même, que signifient les mots ton représentant et perdrix rouge ?

– Rien pour le message, mais peut-être en saurions-nous davantage si nous découvrions l'expéditeur. Vous voyez : il a commencé par écrire : Plus… rien… à… faire, etc. Ensuite, pour se conformer au code, il a bouché les espaces par deux mots à la suite. Naturellement il s'est servi des premiers mots qui lui venaient à l'idée. Et s'il y en a tant qui se rapportent au gibier, vous pouvez être sûr que cet expéditeur est ou un fanatique de la chasse ou un passionné de l'élevage. Qu'est-ce que vous savez sur ce Beddoes ?

– Maintenant que vous m'y faites penser, dit-il, je me souviens que chaque automne mon pauvre père était invité à chasser sur sa réserve.

– Alors c'est incontestablement de lui que vient le billet ! Reste à savoir la nature du secret que le marin Hudson semble avoir tenu en suspens au-dessus de la tête de ces deux hommes riches et respectables.

– Hélas ! Holmes ! s'écria-t-il, j'ai bien peur qu'il ne s'agisse d'un secret de péché ou de honte ! Pour vous je n'en ai pas. Voici la déclaration qui a été rédigée par mon père quand il a su que le danger était imminent. Je l'ai trouvée dans le meuble japonais, comme me l'avait annoncé le docteur. Prenez-la et lisez-la moi. Je n'ai ni la force ni le courage de le faire moi-même.

Et voici les papiers, mon cher Watson, qu'il me remit. Je vais vous les lire à vous, comme je les lui ai lus, à lui, cette nuit-là dans le vieux bureau. Sur l'extérieur il est écrit : « Détails sur le voyage du Gloria-Scott, depuis son départ de Falmouth le 8 octobre 1855 jusqu'à sa destruction à 15° 20' de latitude nord et 25° l4' de longitude ouest le 6 novembre. » Cette déclaration est rédigée sous forme de lettre. En voici le texte :

« Mon bien cher fils,

Maintenant que le déshonneur qui approche commence à assombrir les dernières années de ma vie, je puis écrire en toute vérité et probité que ce n'est pas la crainte de la loi, ni la perte de ma situation dans le comté, ni ma chute sous les yeux de tous ceux qui m'ont connu qui me fend le coeur : c'est l'idée que tu auras à rougir de moi, toi qui m'aimes et qui n'as jamais eu de motif pour ne point me respecter.

Mais si le coup que pour toujours je redoute s'abat sur moi, alors je désire que tu lises ceci, afin que ce soit de moi que tu apprennes jusqu'où j'ai été à blâmer. Si tout au contraire se passe bien (que le Dieu tout-puissant entende ma prière !) et si par hasard ce papier n'est pas détruit et tombe entre tes mains, je te conjure par tout ce que tu considères de plus sacré, par la mémoire de ta chère mère et par l'amour qui nous a toujours unis, d'arrêter là ta lecture, de le jeter au feu et de ne plus lui accorder la moindre pensée. Si, donc, tu poursuis cette lecture, c'est que j'aurai été préalablement démasqué et mené hors de ma maison ; ou, ce qui est plus probable étant donné ma maladie de coeur, que je serai mort avec mon secret scellé à jamais sur ma langue. Dans l'un ou l'autre cas, je n'aurais rien à te cacher. Prends par conséquent chacun de mes mots pour la vérité nue. Je le jure !

Cher enfant, je ne m'appelle pas Trevor. Lorsque j'étais beaucoup plus jeune je m'appelais James Armitage. Tu comprends à présent le choc que j'éprouvai il y a quelques semaines lorsque ton ami d'école me parla d'une manière qui pouvait me laisser supposer qu'il avait percé mon secret. Sous le nom d'Armitage, j'entrai dans une banque de Londres. Sous le nom d'Armitage, je fus déclaré coupable d'avoir contrevenu aux lois de mon pays, et je fus condamné à la relégation perpétuelle. Ne pense pas trop de mal de moi, mon petit enfant. J'avais à payer une dette d'honneur, comme on dit, et pour m'en acquitter j'ai utilisé de l'argent qui ne m'appartenait pas : j'étais certain que je pourrais le restituer avant qu'on s'aperçût qu'il manquait. Une terrible malchance s'acharna sur moi. L'argent sur lequel j'avais compté ne me fut pas donné, et un examen prématuré des comptes fit apparaître le déficit. L'affaire aurait pu s'arranger dans la clémence, mais les lois étaient appliquées plus sévèrement il y a trente ans que maintenant, et le jour de mon trente-troisième anniversaire je me trouvai enchaîné comme criminel avec trente-sept autres forçats dans l'entrepont du bateau Gloria-Scott, en partance pour l'Australie.

C'était en 1855. La guerre de Crimée battait son plein. Les vieux bateaux de forçats avaient beaucoup servi comme transports de troupes en mer Noire. Le gouvernement fut donc obligé d'utiliser des navires plus petits et moins adéquats pour reléguer ses bagnards. Le Gloria-Scott avait fait le commerce du thé avec la Chine, mais de nouveaux voiliers l'avaient supplanté : il était trop vieux, lourdement arqué avec de larges baux. Il jaugeait cinq cents tonnes. En sus de trente-huit gibiers de potence, il transportait un équipage de trente-six hommes, dix-huit soldats, un capitaine, trois lieutenants, un médecin, un aumônier et quatre gardiens. En somme, il avait une cargaison de cent âmes quand nous quittâmes Falmouth.

Les cloisons entre les cellules des forçats n'étaient pas en chêne solide comme dans les transports pénitentiaires : elles s'avérèrent minces et fragiles. Mon voisin vers l'arrière se trouvait être un gaillard que j'avais particulièrement remarqué au moment de l'embarquement. Il était jeune ; son visage clair ne portait ni barbe ni favoris ; il avait un long nez effilé, des mâchoires en casse-noix, un port de tête insouciant, et il se balançait en marchant. Par-dessus tout, il était d'une taille qui l'empêchait de passer inaperçu. Je ne crois pas qu'il y en eût un parmi nous qui lui arrivât plus haut que l'épaule. A coup sûr il ne mesurait pas moins de deux mètres ! C'était bizarre de voir au milieu de tant de figures maussades et lasses une tête qui respirait la décision et l'énergie. Quand je l'aperçus, ce fut comme un brasier dans une tempête de neige. Je fus donc satisfait de l'avoir comme voisin, et plus heureux encore quand, dans le silence mortel de la nuit, j'entendis un chuchotement contre mon oreille : il s'était débrouillé pour tailler une ouverture dans la planche qui nous séparait.

– Salut, camarade ! dit-il. Comment t'appelles-tu ? Pourquoi es-tu ici ?

Je lui répondis et lui demandai en échange qui il était.

– Je suis Jack Pendergast, me dit-il. Et, ma foi, tu apprendras à respecter mon nom !

Je me rappelais avoir entendu parler de son affaire, car peu de temps avant mon arrestation elle avait provoqué une énorme sensation dans tout le pays. C'était un homme de bonne famille et de grandes capacités, mais il était incurablement atteint d'habitudes déplorables et, par un ingénieux système d'escroquerie, il avait dépouillé quelques-uns des plus riches commerçants de Londres.

– Ah ! ah ! Tu te souviens de moi ? me demanda-t-il fièrement.

– Très bien !


– Alors peut-être te rappelles-tu un détail curieux dans mon affaire ?

– Lequel ?

– J'avais près d'un quart de million, n'est-ce pas ?

– C'est ce que l'on a dit.

– Mais on n'a rien récupéré, eh ?

– Non.

– Hé bien ! où t'imagines-tu que se trouve le fric ?

– Je n'en ai aucune idée, répondis-je.

– Juste entre mon index et mon pouce ! s'écria-t-il. Par Dieu, je possède plus de livres à mon nom que tu as de cheveux sur ta tête. Et si tu as de l'argent, mon fils, et si tu sais comment le manier et le dépenser, tu peux faire n'importe quoi ! Alors crois-tu vraisemblable qu'un type qui pourrait faire n'importe quoi, va traîner ses guêtres dans la cale puante d'un vieux cercueil plein de rats et de poux comme ce caboteur de la côte chinoise ? Non, monsieur ! Un type pareil veille sur lui-même et sur ses copains. Cramponne-toi à lui, et, sur la Bible, tu n'auras pas à t'en plaindre.

C'était sa façon de parler. D'abord je crus que de telles paroles ne signifiaient rien. Mais au bout d'un moment, quand il m'eut éprouvé et fait promettre le silence avec toute la solennité possible, il me donna à entendre qu'il y avait réellement un complot en train pour que nous nous assurions le commandement du bateau. Une douzaine de prisonniers l'avaient tramé avant de monter à bord. Pendergast en était le chef ; son argent en était le puissant moteur.

– J'avais un associé, me dit-il. Un brave type comme il y en a peu, aussi fidèle qu'un cercle à un tonneau. Et plein aux as. Un richard ! Où crois-tu qu'il se trouve en ce moment ? Hé bien ! c'est l'aumônier du bateau. L'aumônier, pas moins ! Il est monté à bord avec un habit noir et des papiers en règle. Il a assez d'argent dans sa valise pour acheter le bateau depuis la quille jusqu'à la pomme du mât. L'équipage lui est dévoué corps et âme. Il pouvait acheter les matelots à tant la douzaine au comptant et il les a payés avant qu'ils signent leur engagement. Il a deux des gardiens, plus Mercer, le second. Il aurait acheté le capitaine lui-même s'il avait cru que ça en valait la peine !

– Que devrons-nous faire, alors ? demandai-je.

– Qu'est-ce que tu crois ? Nous allons donner à quelques-uns de ces soldats une tunique plus rouge que celle dont leur tailleur les a gratifiés.

– Mais ils sont armés !

– Et nous le serons aussi, mon garçon ! Il y a une paire de pistolets pour chacun de nous. Si nous ne pouvons pas prendre ce bateau, avec tout l'équipage pour nous, alors il faudra nous renvoyer à la communale. Cette nuit tu parleras à ton copain de l'autre côté et tu verras si on peut avoir confiance en lui.

Je n'y manquai point. Il se trouva que mon autre voisin était un homme jeune dont la situation ressemblait à la mienne : il avait été condamné pour faux. Il s'appelait Evans, mais plus tard il changea dé nom comme moi, et il est à présent un citoyen riche et heureux de l'Angleterre du Sud. Tout de suite il se déclara prêt à se joindre à la conspiration, puisqu'il n'y avait pas d'autre moyen de salut. Nous n'avions pas encore quitté la Manche qu'il n'y avait plus que deux prisonniers tenus dans l'ignorance. L'un avait l'esprit faible et nous n'osions pas nous confier à lui ; l'autre était atteint de jaunisse et ne pouvait nous être d'aucun secours.

Dès le départ, rien en vérité ne pouvait nous empêcher de prendre possession du bateau. L'équipage se composait de coquins spécialement enrôlés pour cette aventure. Le faux aumônier passait dans nos cellules pour nous exhorter, – il portait un sac noir soi-disant rempli de brochures de piété, – il venait si souvent qu'à la fin du troisième jour nous avions tous, soigneusement serrés au pied de notre lit, une lime, une paire de pistolets, une livre de poudre et vingt pièces d'or. Deux des gardiens étaient aux ordres de Pendergast ; le second lieutenant était son bras droit. Nous n'avions contre nous que le capitaine, deux seconds, deux gardiens, le lieutenant Martin et ses dix-huit soldats, plus le médecin. Pourtant nous avions décidé de ne négliger aucune précaution et de procéder à l'attaque par surprise, de nuit. Mais elle eut lieu plus tôt que prévu, et voici pourquoi :

Un soir, à peu près trois semaines après notre départ, le médecin du bord était descendu pour voir l'un des prisonniers qui était malade. Passant sa main au bas de la couchette, il sentit la forme des pistolets. Sil n'avait rien dit, toute l'affaire aurait été éventée. Mais c'était un petit bonhomme nerveux : il poussa un cri de surprise et il devint si pâle que son patient devina sur l'heure ce qu'il avait découvert. Il le saisit, le bâillonna avant qu'il pût donner l'alarme, et le ficela sous sa couchette. Le médecin avait ouvert la porte qui conduisait au pont. Tous, d'un même élan, nous la franchîmes. Les deux sentinelles furent abattues, ainsi que le caporal qui était accouru pour voir ce qui se passait. A l'entrée des cabines, il y avait deux autres soldats : leurs fusils ne devaient pas être chargés, car ils ne firent pas feu sur nous, et ils furent tués tandis qu'ils essayaient de mettre la baïonnette au canon. Nous nous précipitâmes dans la cabine du capitaine ; mais au moment où nous poussions sa porte, une déflagration retentit de l'intérieur : nous le trouvâmes la tête couchée sur la carte de l'Atlantique qui était épinglée sur sa table ; l'aumônier se tenait à côté de lui, avec à la main un pistolet encore fumant. Les deux lieutenants furent arrêtés par l'équipage. Tout paraissait bel et bien réglé.

La cabine de luxe était attenante à celle du capitaine ; nous y pénétrâmes en masse et nous nous affalâmes sur les banquettes en parlant tous ensemble ; nous étions au bord de la folie, dans le sentiment de notre liberté retrouvée. Tout autour il y avait des coffres, et Wilson, le faux aumônier, en fractura un pour en extraire une douzaine de bouteilles de xérès doré. Aussitôt nous leur cassâmes le goulot et remplîmes nos gobelets. Au moment où nous les levions pour trinquer, voilà que sans avertissement ni sommations une salve de fusils nous déchira les oreilles, – la cabine s'emplit d'une fumée telle que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de la table. Quand elle se dissipa, je me retrouvai dans un véritable abattoir. Wilson et huit forçats se tortillaient par terre, pêle-mêle. Le sang et le xérès coulaient et se confondaient sur la table encore aujourd'hui j'ai des nausées en y pensant. Nous étions paralysés par ce spectacle, et je crois que nous nous serions rendus si Pendergast n'avait pas été là. Il mugit comme un taureau et se rua à la porte avec tous les survivants derrière lui. Face à nous, sur la poupe, il y avait le lieutenant et dix de ses hommes. Les châssis vitrés au-dessus de la table de la cabine avaient été légèrement ouverts, et ils nous avaient tiré dessus par l'entrebâillement. Avant qu'ils eussent eu le temps de recharger les fusils, nous fûmes sur eux. Ils résistèrent avec acharnement, mais nous avions l'avantage du nombre ; en cinq minutes tout fut consommé. Mon Dieu ! Y eut-il jamais semblable boucherie à bord d'un navire ? Pendergast se démenait comme un démon ; il ramassait les soldats, à croire qu'ils étaient des enfants, et les balançait par-dessus bord morts ou vifs. Un sergent horriblement blessé eut le courage de nager longtemps, jusqu'à ce que l'un de nous, pris de pitié, lui fit sauter la cervelle d'un coup bien ajusté. Quand le combat prit fin, il ne restait de nos ennemis que les deux gardiens, les deux lieutenants et le médecin.

Ce fut à leur sujet que se produisit la grande querelle. Beaucoup d'entre nous étaient fort contents d'avoir reconquis leur liberté, cela leur suffisait, ils ne tenaient pas à avoir un meurtre sur la conscience. Rien de commun en effet entre jeter par-dessus bord des soldats armés d'un fusil et assister à un massacre exécuté de sang-froid. Nous fûmes huit, trois marins et cinq forçats, à déclarer que nous ne le voulions pas. Mais il n'y eut rien à faire pour ébranler Pendergast, et ceux qui partageaient son avis. Il nous affirma que notre unique chance de sécurité consistait à achever le nettoyage et qu'il ne laisserait pas en vie une langue capable de témoigner contre nous. Il s'en fallut de peu que nous partagions le sort des prisonniers, mais finalement il nous dit que nous pouvions prendre un canot et partir. Nous sautâmes sur cette offre, tant nous étions écoeurés de cette volonté sanguinaire, et nous comprenions bien qu'il n'était pas en notre pouvoir d'y mettre un terme. 0n nous donna à chacun des frusques de marin, un baril d'eau, une caisse de boeuf salé et une caisse de biscuits, plus une boussole. Pendergast nous mena devant la carte, nous expliqua que nous étions des marins naufragés dont le bateau avait sombré par 15° de latitude nord et 25° de longitude ouest. Puis il coupa l'amarre de l'embarcation et nous laissa filer.

Et maintenant j'en arrive, mon cher fils, à la partie la plus surprenante de mon récit. Les marins avaient halé bas la vergue de misaine pendant la révolte. Quand nous nous éloignâmes ils la remirent d'équerre. Comme il soufflait un léger vent du nord-est, le bateau commença à prendre de la distance. Notre canot escaladait tant bien que mal les longues vagues douces. Evans et moi, qui étions les plus instruits du groupe, nous avions pris place à l'arrière pour décider de notre destination. C'était un joli problème, car le Cap Vert était situé à plus de sept cent cinquante kilomètres sur notre nord, et la côte africaine à un millier de kilomètres sur notre est. En définitive, comme le vent venait plutôt du nord, nous pensâmes que la Sierra Leone était la meilleure solution, et nous mîmes le cap dans cette direction. L'autre bateau naviguait à ce moment presque coque noyée sur notre tribord arrière. Soudain, alors que nous regardions de son côté, nous vîmes une gerbe de fumée noire épaisse en jaillir, qui s'épanouit sur l'horizon comme un arbre gigantesque. Quelques secondes plus tard, un coup de tonnerre éclata. Lorsque la fumée fut chassée par le vent, nous ne vîmes plus trace du Gloria-Scott. Immédiatement nous virâmes de cap et rimes force de rames vers l'endroit où une brume noirâtre, flottant encore au-dessus de l'eau, indiquait la scène du sinistre.

Il nous fallut une bonne heure pour l'atteindre. D'abord nous crûmes que nous étions arrivés trop tard. Les débris d'un canot, une grande quantité de caisses et d'espars montaient et redescendaient au gré des vagues. N'ayant décelé aucun signe de vie, nous avions fait demi-tour, mais nous entendîmes appeler au secours : à une certaine distance, sur un morceau de bois, un homme gisait étendu. Nous le halâmes sur notre canot : c'était un jeune matelot qui s'appelait Hudson : il était tellement brûlé et épuisé que nous dûmes attendre le lendemain matin pour apprendre de sa bouche ce qui s'était passé.

Après notre départ, Pendergast et sa bande s'étaient mis en devoir d'exécuter les cinq prisonniers survivants. Les deux gardiens avaient été abattus et jetés par-dessus bord. Puis ç'avait été le tour du troisième lieutenant. Pendergast était alors descendu dans l'entrepont et de ses propres mains il avait tranché la gorge du malheureux médecin. Il ne restait plus que le lieutenant en premier, qui était hardi et énergique. Quand il vit que le forçat s'avançait vers lui avec un couteau ensanglanté à la main, il se dégagea de ses liens, qu'il avait préalablement desserrés, et il sauta du pont dans la cale arrière.

Une douzaine de forçats armés de pistolets descendirent pour le rattraper. Ils le trouvèrent assis près d'un baril de poudre ouvert, une boîte d'allumettes dans la main. Ce baril était l'un des cent que transportait le bateau, Il jura qu'il ferait tout sauter s'il était molesté. Quelques minutes plus tard, ce fut l'explosion. Hudson pensait qu'elle avait été causée par un coup de pistolet mal dirigé plutôt que par l'allumette du lieutenant. Mais quelle qu'en fût la cause, le Gloria-Scott était anéanti, ainsi que la canaille qui en avait pris le commandement.

Telle est, mon cher enfant, l'histoire résumée en peu de mots de la terrible affaire dans laquelle je me suis trouvé engagé. Le lendemain, nous fûmes repérés par le brick Hotspur qui se dirigeait vers l'Australie, et son capitaine nous crut sans difficulté quand nous lui affirmâmes que nous étions les survivants d'un bateau de voyageurs qui avait fait naufrage. Le Gloria-Scott fut déclaré par l'Amirauté perdu en mer. Jamais son véritable destin n'a été révélé. Après un excellent voyage, le Hotspur nous débarqua à Sydney, où Evans et moi prîmes de faux noms. Nous nous dirigeâmes vers les terres aurifères ; là, parmi la foule cosmopolite qui était rassemblée, nous abandonnâmes pour toujours notre première identité.

Je n'ai pas besoin de relater la suite. Nous avons fait fortune, nous avons voyagé, et nous sommes revenus en Angleterre comme des coloniaux enrichis pour y acheter des terres. Pendant plus de vingt ans nous avons mené une existence paisible et utile, en espérant que notre passé était à jamais enterré. Imagine donc ce que j'ai pu éprouver quand dans le marin qui survint. Je reconnus instantanément l'homme que nous avions sauvé du naufrage ! Je ne sais comment il avait retrouvé nos traces, mais il était décidé à profiter de notre peur. Tu comprends maintenant pourquoi je m'efforçais de maintenir la paix entre vous. Et, dans une certaine mesure, tu sympathiseras avec la terreur qui m'habite, depuis qu'il a quitté la maison avec des menaces sur la langue pour se rendre auprès de son autre victime. »

Au-dessous est écrit, d'une main si tremblante qu'on peut à peine lire : « Beddoes m'avertit en code que H. a tout dit. Doux Seigneur, ayez pitié de nos âmes ! »

Voilà le récit que j'ai lu cette nuit-là au jeune Trevor, et je crois, Watson, qu'étant donné les circonstances, c'était un récit plutôt dramatique. Mon brave ami eut le coeur brisé. Il alla en Extrême-Orient s'occuper de plantations de thé, où il réussit bien. Quant au marin et à Beddoes, je n'ai jamais eu de nouvelles de l'un ou de l'autre à partir du jour où a été écrite cette lettre. Tous deux ont disparu complètement. Or la police n'avait reçu aucune dénonciation : si bien que Beddoes a pris une menace pour l'exécution de la menace. La police croit que Hudson et Beddoes se sont mis d'accord pour partir ensemble. Pour ma part, je pense que la vérité est exactement l'inverse. Il est probable que Beddoes, poussé au désespoir et se croyant déjà trahi, s'est vengé sur Hudson et a quitté le pays en emportant autant d'argent qu'il le pouvait. Tels sont les faits de l'affaire, docteur, et s'ils peuvent êtres utiles à votre collection, je les mets bien volontiers à votre disposition.



Le Quatuor de Leeds ( 1974 / 1977 / 1980 / 1983 ) de David Peace





 

Un bon polar qu'il y ait enquête ou non , reflète tout d'abord la réalité du monde dans lequel nous vivons. L'important outre le caractère ou le style de l'auteur est qu'il porte un regard lucide sur ses composantes politiques , sociales et historiques.Le polar reste un divertissement mais s'il ignore la mondialisation de nos sociétés , il ne présente aucun intérêt . D'aucuns l'ont compris et entreprennent de nous plonger sur plusieurs tomes dans une époque particulière qu'ils chroniquent avec brio tout en y offrant une vision globale particulièrement documentée et en y incluant une réelle portée sociale.
On connait le quatuor de Los Angeles d' Ellroy  ou la trilogie Berlinoise de Philip Kerr. En parallèle on trouve aussi David Peace et son quatuor de Leeds,  une chronique anglaise relatant une décennie d'errance d'un tueur en série sur fond de corruption policière , de Thatcherisme et d'effondrement social dans le Yorkshire des années 70 et 80.

J' ai aimé cette série mais je ne suis pas du tout sûr d' être en mesure d'expliquer pourquoi. Et il m'est aussi difficile de vous parler d'un roman seul plus que les trois autres. Il faut prendre l' oeuvre dans son ensemble tant le cycle est complexe , foisonne d'histoires complémentaires et symétriques, de tableaux de caractères évoluant dans une mosaïque d'événements dont le fil conducteur est l'enquête sur ce tueur , surnommé l' étrangleur du Yorshire.


1974 fait figure de prologue et m' amène à des sentiments très partagés mais en définitive plutôt bons.
Les personnages semblent être une galerie de pourris, corrompus, assoiffés de pouvoir et d’argent. Même le héros est limite, insupportable parfois mais bizarre et insaisissable.
L’écriture est chaotique et la lecture ardue et ce livre laisse une impression étrange : on veut connaître l’assassin mais on a hâte de finir le récit car il est très dur à tout point de vue :
écriture lourde et récit brouillé.
Mais 1974 est important car il introduit la plupart des personnages qui apparaissent dans les livres suivants de la série.
1974 ne concerne pas directement le tueur en série mais Eddie Dunsford , personnage inclassable, grande gueule et porté sur la bouteille  et qui est le correspondant de l' Evening Post en matière d'affaires criminelle. Il étudie le cas d'un meurtre particulièrement atroce d’une petite fille, Clare Kemplay , et l' enquête qu'il mène tourne vite à l'obsession.
Il est persuadé qu'un lien existe entre cette affaire et d'autres filles disparues, une théorie que la police a violemment rejeté.
Même s'il est sur le papier , "Le" chroniqueur judiciaire du Post, Eddie se retrouve affecté au second plan lorsqu'un journaliste d'investigation ,autrefois nominé Reporter de l'Année, rentre en scène et suit sa propre enquête entachée d'erreurs et d'ènormités. Eddie n' arrive pas à l'accepter et poursuit une enquête parallèle sur ces disparitions et sombre lentement dans la folie.
Tout et tous se liguent contre lui, ses amis meurent, ses témoins également, il est passé à tabac par la police.
1974 est le récit d'une descente aux enfers ou le lecteur  ne peut s' identifier ou sympathiser avec aucun des personnages tant ils affichent leur vénalité, leur soif de pouvoir dans une totale indifférence. Beaucoup de vulgarité, de blasphème, racisme, sexisme,extrême violence sexuelle envers les femmes, et scènes de brutalité policière jalonnent le roman de Peace.

1977 se situe 3 ans après ( logique). On prend les mêmes personnages mais on en tire le pire.
Le Yorkshire, en cette année 1977 fête le jubilé de la Reine, et le Jack l’ Eventreur local s’en donne a coeur joie. Le second tome nous fait entrer dans l'histoire de l'étrangleur et ce thème restera pour la suite de la série.
Des prostituées sont sauvagement assassinées et la police est sur les dents. Nous retrouvons la même trame que dans 1974,et aussi les mêmes policiers, racistes, violeurs, violents et corrompus. Et la même déchéance humaine chez le sous-prolétariat d’une ville en pleine décadence.
Le tueur est de retour, et ses attaques sont de plus en plus fréquente.
La police veut absolument quelqu'un pour endosser ces crimes. Ici, les personnages principaux sont Bob Fraser, un sergent de police qui en 1974 donnait au journaliste Eddie Dunford  des information non officielles, et le reporter Jack Whitehead, l'ennemi juré de Dunford. Fraser et Whitehead ont quelque chose en commun, puisque tout deux s' offrent des prostituées.
Le récit amène un duo de narrateurs: Jack, le journaliste ,est alcoolique, et la tête pleine de fantômes. il ne se remet pas de la perte de sa femme. Puis Bob, le flic amoureux fou d’une prostituée, qui est également fortement attaché à son fils. Le dilemme est très dur à vivre, et il craint pour sa maîtresse.
Et la police aussi corrompue que dans le précédant opus, magouille entre tout ce beau monde. Le final amènera toutefois réflexion.
Pour la forme et le fond il n’y a pas trop de changements . Ecriture tranchée,et rythme saccadé. Un roman policier anglais beaucoup plus réaliste que la moyenne. Mais Peace cette fois accroche .Il n' y a certes pas un mot de trop dans ce récit,  mais ils attire le lecteur par sa justesse et  son intensité frénétique.


Avec 1980, Peace nous ramène avec un réalisme cru sur le sujet peu glorieux de la corruption policière.
L' enquête sur l' étrangleur du Yorkshire est reprise par le Sous-chef de police du Grand Manchester, Peter Hunter, un flic honnête évoluant parmi les ripoux.
Hunter se retrouve à la tête d'une nouvelle équipe pour mener une enquête parallèle, mais secrète. Publiquement leur tache sera de conseiller l'enquête officielle sur les méthodes à adopter , les pistes à suivre , les profils à surveiller.
Hunter ne fait pas beaucoup confiance à la plupart des forces de police en place ayant dans le passé enquêté sur certains collègues policiers qu'il soupçonnait à juste titre de corruption. Hunter fait trop bien son métier, et bien entendu, ce n'est pas pour plaire à certains
Hunter se retrouvera évincé après avoir été photographié avec son assistante dans les bras et fera lui-même l'objet d'une enquête.
C’est son adjoint, de Manchester comme lui, qui lui collera deux balles dans la peau. Tout ceci avec l’assentiment des autorités locales.
L' accroche est dans ce troisième épisode, plus appuyé. Et je dirais que la façon dont ce livre est écrit est plus engageant car plus mature.
Les techniques que l'auteur a utilisé pour tenir compte de l'horreur des événements, non seulement des meurtres, mais aussi de la corruption , mise en exerbe, de la police, sont désormais la marque de fabrique que Peace a perfectionné au fil des ses romans. Et ce qui fait de lui un auteur incontournable du polar.


Avec 1983 , la série se clos et le voile est levé sur les deux intrigues. Les flics du Yorkshire sont pourris jusqu' à la moelle et leur corruption est mise à jour et révélée. Quant aux assassinats d’adolescentes et de prostituées, ils semblent qu'il faille les imputer à un pasteur qui porte pour l’occasion le chapeau de la police.
1983 conclut le quatuor. On signale la disparition d’une petite fille à Morley, là où avait été enlevé et assassiné la petite Clare Kemplay neuf ans auparavant. Certaines personnes s’interrogent sur cet enlèvement. Et si le type arrêté à l’époque n’était pas le véritable meurtrier ? Et si le coupable courrait toujours ? Deux personnages vont être amenés à reprendre l’enquête.
On se déplace dans le temps par des effets de flashback entre 1983 et les événements de 1974, 1977 et 1980. Les histoires sont racontées par BJ, d'abord vu en 1974,prostitué gay et indic occasionnel, qui sait plus de choses qu’il ne le dit…    Puis par l'avocat John Pigott en1977,chargé de réhabiliter l’homme arrêté en 1974 et de défendre celui qui est accusé de ce nouvel enlèvement. Et pour finir ,le chef de police Maurice Jobson, membre du groupe de flics pourris qui règne sur les trois premiers tomes, mais qui possède encore assez d’humanité et de conscience professionnelle pour tenter de stopper le sadique à l’œuvre depuis plus d’une décennie.
 Ici, la plupart des questions posées par les livres précédents sont traitées, les réponses fusent entre ce qui s'est passé et qui était responsable de quoi.
1983 fait aussi office de lexique des trois premiers récits , une indéniable réussite formelle et narrative, dernier mouvement d’un requiem poignant et douloureux dédié aux victimes d’un lieu et d’une époque...



Ces livres ne sont pas faciles à lire et requièrent une attention particulière de notre part, nous lecteurs, pour garder le fil d'une histoire, certes tirée d'un fait réel , mais accouchée , il faut le dire ,dans la douleur . Cela peut paraître indigeste et plus d'une fois on se retouve perdu.
Mais l'auteur au fil de ses romans a affiné son écriture et a su reconstituer l'atmosphère particulière de cette époque.
Il est sur qu'on appréciera la galerie de personnages et surtout l'exposition sans condition de leurs travers et de leurs faiblesses.
Au final on est scotché parce qu' avoir côtoyer ces personnages , même si ce n'est pas vraiment une sinècure , cela nous pousse inéxorablement à connaître leur évolution dans la série et à suivre leurs périgrinations à travers cette décennie.

Mais si tout ceci est décrit de façon plus que réaliste , parfois outragée, David Peace porte sur ces événements troubles un regard acerbe entremèlé d'une critique sociale des plus cynique
Une fresque sombre et glaçante qui malgré ces erreurs et ces lourdeurs, est une pièce maitresse dans l' univers du polar.

Antichrist de Lars Von Trier


Cela n'arrive qu'une fois par décennie, un film si difficile, si beau et si controversé - "Antichrist" ne déçoit pas et c'est sans conteste l'œuvre la plus problématique, impénétrable, choquante et dérangeante de Lars Von Trier.
Un mélange de Breaking the waves et de Dogville mais sur fond de règlement de compte entre un homme et une femme dont le couple était céllé par l'enfant et qui s'éffrite inéxorablement à la mort de celui-ci.

Antichrist est un film d'horreur au sens propre du terme , pimenté de sexe et tourné comme un polar nordique.
Difficile donc a classer , Thriller mystique ou sexuel, Psychothérapie et rédemption thérapeutique, ou film d'horreur voyeuriste ? Antichrist est un film de genre : tous les éléments du film d’angoisse, d’horreur, y sont transfigurés, ménageant un suspense et une angoisse englobant totalement les personnages. Mais des personnages qui rassemblent les éléments caractéristiques qu'on retrouve dans les polars, victime et bourreau s'entrecroisant dans un huit-clos


Un couple ( Dafoe et Gainsbourg) fait l'amour sous la douche, silencieusement mais furieusement. L'enfant sort du lit. Les flocons de neige commencent à tomber et rentrent par une fenêtre ouverte. Curieux, le garçon atteint la fenêtre mais laisse tomber son ours en peluche par l' extérieur. Il tente de le rattraper et se défenestre. Suivant la chute du garçon au ralenti, Von trier coupe sur un gros plan du visage de Gainsbourg au moment ou elle atteint l'orgasme, puis sur Dafoe La tension retombe et le prologue se termine par un plan large de l'enfant s'écrasant sur le parking couvert de neige, suivi de son ours en peluche.
Incroyablement touchée par la culpabilité , la femme sombre , tandis que l'homme est tellement dans le deni qu'il en devient d'une certaine manière si fermé que c'en est choquant.
Il est psychothérapeute, et tente d'aider sa femme ( même s'il ne devrait pas) à surmonter l'atrocité de ces événements , dans un premièr temps la prise d' antidépresseurs. Puis par l'isolement partagé pour tenter de sauver , ensemble , ce qu'il reste de leur mariage. Ils s'enferment dans une cabane dans la forêt , dans un lieu emplis de souvenirs , où elle et leur fils ont passé beaucoup de temps ensemble.

Pourquoi un tel titre , Antichrist ?  Il est réducteur d’y lire une association définitive entre le Diable et la femme. D’abord parce que le personnage de Charlotte Gainsbourg, tel qu’il est présenté n’est pas une femme névrosée par nature, mais qui tombe malade. Ensuite, parce que le personnage joué par Willem Dafoe est assez insupportable. De lui, on ne lui  voit que peu d’émotions humaines. Il est avant tout le thérapeute, apportant des réponses à toutes les angoisses et expérimentant toutes sortes d’exercices sur sa propre femme. Pour le spectateur, il est le sociopathe ,dépourvu de sensibilité.
 La femme sombre dans un état de démence , la transformant en furie ; son mari la traite par une technique comportementaliste discutable ,qui confine au sadisme. Leur relation qui oscille entre rationalité et  pulsion , déraison et désespoir va tourner court, et finir mal. La douleur, Lars von Trier la traduira par la haine, la femme brutalisera son mari .
Pour Von Trier c'est elle le bourreau , et lui , la victime : elle ira jusqu'a le castrer.
La femme est-elle réellement l’antéchrist ? Que signifie l’épilogue, où l’on voit Willem Dafoe auréolé d’une lumière christique, jusqu’à l’ultime scène où une myriade de femmes aux visages aveugles remonte la forêt ?

Et Von Trier, avec son esprit torturé et tortueux,  orchestre avec brio un chaos, une chute vers l'horreur prévisible , ce qui est d'autant déconcertant. Certaines scènes vous feront détourner le regard, d'autres vous feront couvrir vos oreilles. 

Le jeu des acteurs de ce film est au-delà du perfectionnement. Charlotte Gainsbourg obtiendra le prix de la meilleure interpréte féminine à Cannes et elle l' a mérité haut la main tant son jeu est criant de vérité et transcende la douleur émotionnelle de son personnage. Dafoe offre comme d'habitude un jeu parfait, mais c'est ,cette fois, la meilleure performance qu'il offre.
Ce film est important à de nombreux niveaux différents, c'est de l' art brut , ce qui est rare au cinéma et qui devrait être étudié image par image tant il est complexe ( à la manière d'un Lynch ).

Mais attention à ne pas mettre au regard d'âmes sensibles ou dépressives .Ce film contient des scènes qui comptent parmi les plus choquantes et les plus crues que je n'ai jamais vues.
Un chef d'oeuvre tirant jusqu' au bout de l’écœurement et une descente aux Enfers qui pousse le spectateur dans ses retranchements tant Lars von Trier explore l' obsession castratrice de la façon la plus stricte, la plus littérale.


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