Le Tueur en série au Cinéma




Si nombreux sont les serial killers à venir hanter le cinéma , votre poste de télévision ,ou  la littérature depuis quelques années, rares sont les vrais tueurs en série qui ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique.
Le cinéma et à fortiori , le cinéma américain ( mais pas seulement) a toujours été très préoccupé d’étudier ces meurtriers
En cela, il n’a fait que traduire en images une obsession qui existe déjà chez de nombreux écrivains. Le cinéma a-t-il fait le tour de la question ? Je ne crois pas car malheureusement il y aura toujours matière a scénari.
S'il ne fallait lister que dix films s'inspirant des faits et actes ou retraçant la biographie de célèbres serial killers, ce serait certainement ceux là...La liste n'est certes pas exhaustive mais ces dix long-métrages sont très certainement représentif de leur époque.





The Lodger, film muet de 1926 réalisé par Alfred Hitchcock dont c'est le troisième film et vraisemblablement le premier chef d'oeuvre.
C’est un mélodrame assez typique de l’époque, superbement filmé (en studio...) . Le premier film américain sur Jack l’Eventreur ( librement inspiré , certes) repose sur une atmosphère effrayante, et capture la panique et la paranoïa qui régnaient à Londres durant les meurtres de l’Eventreur. Les acteurs sont excellents, notamment celui qui joue le tueur.
À Londres,un tueur en série assassine des jeunes femmes blondes, dans le style de Jack l'éventreur. Un homme à l'air mystérieux se présente pour louer une chambre chez Mr et Mrs Bunting et tout dans le film est fait de façon à le rendre suspect : il se présente avec une écharpe qui lui cache le bas du visage. . Daisy, leur fille blonde comme les victimes du tueur, s'éprend de l'étrange locataire. Joe, le petit ami de Daisy, est le détective chargé de l'affaire. Il devient jaloux du locataire et le soupçonne d'être le tueur.
Dans le film se retrouvent quelques influences du cinéma expressionniste allemand : les ombres inquiétantes la nuit dans les rues ,  l'image des Bunting , inquiets pour leur fille, en bas de l'escalier avec des visages bouleversés.
Dans ce film on trouve tout Hitchcock , sa façon de mener  le spectateur  vers une fin toute différente de ce qu'il avait pu penser et tout cela sans une minute d'ennui .









Psychose , autre Hithcock sort en 1960 et Anthony Perkins, Janet Leigh et Vera Miles y jouent magistralement les rôles principaux.
Marion Crane, simple employée au Nevada, s’enfuit avec un magot de 40 000$ volé à un client, pour rejoindre son amant, Sam Loomis, en Californie. Sur la route, fatiguée, elle s’arrête à l’écart de la route nationale, au Bates Motel, tenu par Norman, un sympathique jeune homme qui prend soin de sa pauvre mère dans ses vieux jours. Marion pense pouvoir s’y reposer avant de repartir pour Phoenix. Mais Maman Bates est plus acariâtre que prévu...
"Psychose, ça ne se raconte pas, ça se crie", comme Janet Leigh sous la douche. Retournement de situation, suspens à couper le souffle, scénario au cordeau, jeu d’acteur magnifique et mise en scène extraordinaire, ce film doit absolument être vu !!!
Il s'inspire du cas d’Ed Gein, surnommé le boucher de Plainfield , personnage torturé qui bouleversa l'Amérique et qui le fit rentrer dans le panthéon des tueurs.

C' est suite au décès de sa mère en 1945 que la vie insipide de Ed Gein se transforma, il resta seul dans sa ferme et commença à avoir des goûts macabres.Il voulait ressusciter sa mère, devenir sa mère. Pour cela, il se déguisa en femme, d’abord avec les vêtements de sa mère, puis avec de la peau humaine.
Massacre à la tronçonneuse et le personnage d' Hannibal Lecter se basent aussi sur l'histoire de ce tueur dérangé et dérangeant.
Ce film aura deux suites plus ou moins réussies.








Les tueurs de la lune de miel de Leonard Kastle ou l’histoire vraie du couple de tueurs en série Raymond
Fernandez et Martha Beck, une infirmière obèse et un bélâtre gigolo, fous amoureux l’un de l’autre, qui assassinèrent des femmes que Raymond séduisait, afin de leur voler leur argent.Ils furent accusés d'avoir tué plus de vingt femmes sur deux ans.
C'est sans doute l’un des films les plus mésestimé de tous les temps alors qu’il touche la perfection. Le travail du réalisateur est impressionnant et original et les deux acteurs principaux, Shirley Stoler et Tony Lo Bianco, sont tous simplement fabuleux.
Filmé dans un sublime noir et blanc, ce film montre le couple "au naturel", sans l’idéaliser (contrairement à Bonnie et Clyde dans le film homonyme). Martha Beck est "la grosse", celle qui ne connaît pas l’amour et son comportement, bien qu’horrible, paraît logique et compréhensible.

Le film décrit en fait sa quête du bonheur. Ray Fernandez est un personnage complexe, un gigolo qui se conduit pourtant comme un enfant. Il montre aussi que, alors que leurs crimes deviennent de plus en plus horribles, leur désir sexuel augmente.
Kastle est compositeur d'opéra , et un véritable amateur en matière de cinéma. Obnibulé par le procés des deux tueurs dont il suit quotidiennement les débats , il propose son scénario à Scorcese qui refuse. Il le filmera lui même donnant par là même , au film, sa dimension authentique.
Le film n’est pas visuellement violent, mais il l’est psychologiquement. Très troublant.








Deranged de Jeff Gillen et Alan Ormsby date de 1974 et conte l’ histoire d’Ed Gein ( encore lui !!! ), un homme vivant dans une petite communauté rurale du Wisconsin et prenait soin de sa mère alitée, une femme agressive et dominante, qui lui apprend que toutes les femmes sont mauvaises. Elle finit par mourir et elle lui manque tellement qu’un an plus tard, il va déterrer son cadavre pour la ramener chez lui. Il apprend la taxidermie , l' empaille et, finalement, se met à tuer.

Ce film fourmille de détails, plutôt que de seulement s’inspirer de son cas comme dans Psychose. L’acteur qui joue Gein est excellent et dérangeant de vérité : C'est à Robert Blossom qu'incombe la lourde tâche d'interpréter Ezra Cobb / Ed Gein. Sa performance se révélera assez impressionnante, par les mimiques qu'il fait avec sa bouche ou son regard tantôt absent, tantôt habité par la folie totale. Même ses vêtements, dont la fameuse chemise à carreaux et la casquette, rappelerons immédiatement aux spectateurs le look de Ed Gein, comme on peut le voir sur quelques photos d'époques.
Le film a quelque chose de documentaire, souvent filmé à l’épaule, sans musique et certaines scènes sont particulièrement affreuses car très réalistes ( dans la veine des films d' horreurs des seventies ).
Deranged est aussi un film particulièrement macabre, de par la bande son du film, joué à l'orgue d'église, mais également de par son imagerie. Cimetière, corps décomposé, tout concours à créer une atmosphère glauque et étouffante.
âmes sensibles, s’abstenir...comme le prouve la bande annonce :









Le Docteur Petiot de Christian de Chalonge avec Michel Serrault , sorti en 1990 fait peut être ici figure d' intrus puisque seul film français sur cette liste , mais il est véritablement incontournable. Michel Serrault dans une interprétation stupéfiante ( c'est peut être un de ses meilleurs rôles) y est d'ailleurs le producteur.

Le docteur Petiot, medecin parisien dans la France occupee de 1944 etait un homme bon. Admirable père de famille, genereux avec les pauvres, il excellait dans sa profession. Pourtant, c'etait aussi un monstre et nul ne se doute que derrière la façade se cache un psychopathe monstrueux, fasciné par les horreurs nazies.
Il faudra attendre la Libération pour que soit découvert le charnier personnel du docteur, en plein coeur du XVIème arrondissement. Se faisant passer pour un passeur , Petiot y brûlait ses victimes fuyant les nazis et juives pour la plupart après les avoir dépecées et se faisant passé pour un passeur.

Un personnage sacremment detestable ( voir chronique plus haut dans ce blog que je vous invite à lire)
Ce film a ouvert beaucoup de polémique sur le role de Serrault .D'aucuns disent que Serrault a dédramatisé ce joueur en le jouant à la Mocky , d'autres que Serrault l'a sublimé, la magnifié.
A voir absolument , ne serait ce que pour le coté historique et la dernière image, clôturant le film sur toutes les valises de ceux qui avaient cru en ce voyage vers l'argentine...







Henry, Portrait d’un Serial Killer de John Mc Naughton est lui aussi sorti en 1990 et est très fortement inspiré
des méfaits de Henry Lee Lucas et Otis Tool qu'il présentent d’une manière quasi-documentaire.

C’est un film très choquant et peu ragoûtant. Sa réalité "clinique", son image granuleuse, l’ambiance particulièrement glauque (les meurtres, les dialogues, la relation incestueuse avec Becky...), et l’excellence des acteurs dont Mickael Rooker fait qu’on se croirait réellement en présence de Lucas et Tool. Et on a vraiment pas envie de rester là ! (ce film est interdit au moins de 16 ans).
Tourné en 1985, Henry: Portrait Of A Serial Killer, n'a pas été distribué en salle avant 1990! Son mélange de cinéma-vérité et de violence a non seulement fait fuir plusieurs spectateurs, mais aussi les distributeurs. Le film a peut-être tardé à se faire connaître, mais aujourd'hui, il est considéré comme un des films d'horreur les plus réussis.
Film presque tabou, Henry: Portrait Of A Serial Killer est un regard hyper réaliste dans la psychée d'un meurtrier en série. Évitant les clichés habituels, le film de John McNaughton ne balance aucun jugement ni théorie bidon sur les actes de son personnage. Il se contente de nous montrer le tout à froid, sans aucune explication.
Henry Lee Lucas est l'un des tueurs les plus prolifiques d'Amérique. Sa mère, prostituée, l'obligeait à s'habiller en fille, et son père était un cheminot qui perdit ses jambes dans un accident de train.

Il aurait commis son premier meurtre à l'âge de 15 ans.
Il assassinera d'ailleurs sa mêre. Aujourd hui on va jusqu'à lui attribué près de 360 meurtres. A voir ce petit documentaire :



Serial Killer Henry Lee Lucas 1.2
<>. - L'info internationale vidéo.





Summer of Sam  est un film de Spike Lee tourné en 1999.
 New York, été 1977. La chaleur étouffe la métropole tandis qu’un dangereux serial killer, surnommé "le fils de Sam" (alias David Berkowitz), s’attaque aux couples et aux jeunes femmes seules du Bronx. La police est sur le qui-vive et les New-yorkais cèdent de plus en plus à la paranoïa et à la panique, surtout qu’une gigantesque panne de courant paralyse la ville et que les éboueurs sont en grève...
Le film s’appelle "l’été de Sam" et non pas "le fils de Sam". Il ne s’intéresse donc pas franchement à David
Berkowitz mais s’attache plutôt à retranscrire l’ambiance de l’époque, la violence, la peur paranoïaque, la chaleur et la musique. Dans une ambiance torride baignée de disco naissante, le réalisateur nous présente un quartier où ses habitants seront bientôt amenés à se méfier les uns des autres. Soit 377 jours d’angoisse (du 29 juillet 1976 au 10 août 1977) filmée sur les lieux même de l’action. Le film se termine mal pour tout le monde...
Tirée du fait divers qui a défrayé la chronique, cette histoire prend place dans une ville bouillonnante, où les communautés tentent de se protéger des dangers qui surgissent de toutes parts mais plongent peu à peu  dans la psychose.
Les médias se font très vite le relais des méfaits du tueur, pour qui l'on utilisera pour la première fois l'expression "Serial killer".
Summer of Sam est plus une chronique qu'une critique sociale, un regard éclairé sur les maux dont souffre notre société, de l'intolérance à la violence en passant par la misère intellectuelle et affective. Tous ces paramètres sont indissociables, à la fois causes et effets d'une descente aux enfers inexorable, qui revêt d'innombrables visages. C'est à ce niveau seulement qu'on constate l'émergence de la haine dont nous sommes tous porteurs.
A voir comme une critique sociale et pour Adrian Brody en Punk !!!.








From Hell d' Allen et Albert Hughes sorti en 2001 est un film interprété par Johnny Deep et Heather Graham.
 En 1888, à Londres, dans les rues mal famées du quartier de Whitechapel, un tueur en série, surnommé Jack l’Eventreur, rôde. L’inspecteur Fred Abberline, agent de Scotland Yard, comprend rapidement que ces crimes procèdent d’une mise en scène élaborée et supposent un "doigté" d’artiste, un sang-froid à toute épreuve et de solides connaissances en anatomie. Le policier, intuitif et visionnaire, dresse patiemment le profil de ce meurtrier hors normes et parvient à gagner la confiance de Mary Kelly, une jeune prostituée. Celle-ci va l’aider à résoudre cette périlleuse enquête.

Encore un film sur Jack l’éventreur... Mais celui-ci est tiré d’une BD homonyme géniale d’Alan Moore et Eddie Campbell. Les puristes préféreront le comic au film, mais... Albert et Allen Hughes utilisent en fait Jack l’Eventreur comme point de départ plus que comme sujet de leur film.
Ils n’essaient pas de trouver qui était le tueur (car ils présentent la "théorie" la plus célèbre) mais plutôt de présenter l’époque Victorienne (distinction de classes, pouvoir aux plus riches...) et l’immonde quartier de Withechapel (pauvreté, saleté...), message social à la clé.
Ils en profitent aussi pour créer de beaux plans au style soigné... et à contrario offrir quelques scènes gores. L’histoire en elle-même est totalement fantaisiste : L’inspecteur Abberline (qui avait 45 ans) est joué par le fringant Johnny Depp, les victimes de l’Eventreur (plutôt jeunes et jolies) se connaissent, le complot royal et Franc-Maçon est de mise, Abberline et Kelly ont une aventure...
Mais le suspense fonctionne bien, et les indices s’accumulent pour se rapprocher du tueur, bien que la fin soit un peu trop prévisible. C'est très... comment dire...rock' n' roll !!!







Monster de Patty Jenkins, film sorti en 2003, est tiré de l’histoire vraie d’Aileen Wuornos.
Depuis déjà longtemps, Aileen, une paumée notoire, erre sans but et survit en se prostituant. Lorsqu’un soir, le moral au plus bas, elle rencontre dans un bar la jeune Selby, c’est le coup de foudre. Pour protéger leur amour et leur permettre de subsister, Aileen continue de se vendre jusqu’à cette nuit où, agressée par un de ses clients, elle le tue.
Wuornos fut condamnée à la peine de mort par injection létale pour avoir assassiné au moins sept hommes en Floride entre novembre 1989 et novembre 1990.
Un film plutôt bon, soutenu par une incroyable actrice, Charlize Theron qui y est franchement impressionnante (même si elle en fait parfois un peu trop) et surtout méconnaissable.
Christina Ricci ,qui joue le rôle de “Selby” ressemble peu -physiquement- à Tyria Moore (de manière intentionnelle, car Moore est toujours en vie et considérée comme innocente de tout crime).
Ce film, bien qu’un peu trop dramatique, est le plus proche de la véritable histoire de Wuornos.
Il trouve des excuses plus que des explications aux crimes de Wuornos (ces victimes sont presque toutes présentées comme des "sales types"), mais ne cherche pas vraiment à la rendre sympathique (ou n’y parvient pas).
Il expose avec raison la pauvreté accablant une certaine Amérique et l’obsession de "Selby" pour l’argent, ainsi que la vie sordide qu’ont menée les deux femmes durant des années, malgré les rêves de gloire de Wuornos.








Enfin Zodiac de David Fincher datant de 2007.
Le film, inspiré par des faits réels, retrace l'enquête sur le tueur du Zodiaque, un mystérieux tueur en série qui frappa dans la région de San Francisco dans les années 1960 et 1970.
Robert Graysmith est un jeune dessinateur du San Francisco Chronicle, un des journaux importants de la ville. Sa vie va basculer le jour où le journal reçoit une lettre revendiquant plusieurs meurtres dans la région. Le tueur présumé, qui se présente sous le pseudonyme du Zodiac, accompagne sa revendication d'une énigme. Grâce, ou à cause, de sa passion pour les casse-têtes, il sera intégré à l'enquête, notamment par Paul Avery, spécialiste des affaires criminelles au journal. En parallèle, les inspecteurs en charge de l'enquête, David Toschi et William Armstrong, feront leur possible pour mettre fin à la série et croiseront plusieurs fois la route du dessinateur. Durant de nombreuses années, le Zodiac se jouera des policiers et des journalistes en accumulant les énigmes, les vraies et fausses revendications, les appels télévisés et les meurtres sans indice.

Inspiré par les ouvrages de Robert Graysmith, ce film montre sa version des faits, qui perpétue certains mythes et contre-vérités. En gardant à l’idée que ce film est inspiré de faits réels mais qu’il présente beaucoup de fiction,... c’est tout simplement un excellent thriller. On ne peut nier
le talent de Fincher qui expose admirablement bien l’horrible brutalité des meurtres, la surprise terrifiée ressentie par les victimes. Ici, rien de glamour ou de grand guignol, le réalisateur mise sur la sobriété. Les meurtres sont d’une violence « sainement » choquante. L’ambiance de l’époque (les pattes d’eph’ comme la peur rampante) est brillamment rendue et le film est servi par une excellente équipe d’acteurs. Un film angoissant et captivant et servi par une pléïade de bons acteurs.

La Compagnie de Robert Littell

 
Voici la CIA comme on ne l'a jamais vue , son fonctionnement et  son évolution depuis la fin de la seconde guerre mondiale au
début des années 90 avec le putsch manqué contre Gorbatchev. La Compagnie est un roman d'espionnage passionnant, qui mêle habilement histoire et fiction...

Robert Littell, ancien reporter américain, est l'auteur de nombreux  romans ayant la guerre froide pour toile de fond. Avec La compagnie, il plonge dans cette période avec une fiction basée sur des faits historiques et articulée autour de personnages clés ayant chacun un rôle important, qui à la CIA, qui au KGB, qui au Mossad israélien...

L'auteur retrace 40 années de CIA en se référant à certains événements comme la révolution manquée à Budapest dans les
années 50, le tragique épisode de la Baie des Cochons à Cuba, ou encore les événements en Afghanistan dans les années 1980 où il mentionne déjà Oussama Ben Laden, alors peu connu du grand public.

Bref  une déscription exhaustive mais magnifiquement narré de ce milieu où tous les coups sont permis pour vaincre l’ennemi communiste, sur tous les champs de bataille du monde, jusqu’à la grande victoire finale dont personne ne doute.

 Le roman s'appuie sur les événements survenus dans la carrière d'illustres protagonistes du renseignement : Torriti dit le sorcier, Jack McAuliffe, Leo Kritzky, Elliot Ebbit, Wisner dit le Wiz, les présidents des Etats-Unis ( Kennedy et son frère, Nixon et Reagan ), Kroutchev, et même au hasard d’une page, un jeune colonel du KGB plein d’avenir prénommé Vladimir... ,un rabbin du Mossad, Starik ( le vieux en russe ) qui occupe un poste élevé au KGB, Evguéni Alexandrovitch ou encore Angleton, le patron du contre-espionnage de la CIA.

Allant du recrutement de certains d'entre eux, à la CIA ou au KGB des années 1950, jusqu'à leur reconversion à la fin du récit, le roman pointe les difficultés actuelles que rencontre la compagnie dans son recrutement de gens brillants qu'elle ne connaît pas, ou encore à fournir des renseignements précis vu les restrictions imposées par le Sénat…
Les relations humaines sont également mises en avant et amènent parfois certains à des choix contraires à la raison, comme lors de la préparation de l'opération contre Cuba ou de l'identification de taupes au sein de la CIA. On se surprend même à souhaiter l'innocence de personnages qu'on vient à juger attachants, malgré les accumulations de preuves.

Enfin, l'évolution des protagonistes d'après leur expérience dans la compagnie influence leurs comportements, leurs décisions et leur promotion, renforçant d'autant la crédibilité de l'histoire et l'intérêt du livre.

Et l' histoire est forte et vraisemblable. C'est un récit initiatique : Un agent nouvellement arrivé dans l'agence se retrouve sous les ordres de Harvey Torriti, nom de code "Le Sorcier", chef d’antenne de la CIA dans le Berlin d’après-guerre.
Son physique est assez éloigné des héros de Hollywood, il est obèse, violent, alcoolique, pas toujours courtois avec sa hiérarchie mais possède un sens du devoir et une foi en sa patrie irréprochables et se déplace dans ce monde obscur comme un poisson dans l’eau. Aucune ficelle ni aucun coup tordu n’ont de secrets pour lui.
Il va prendre en main le vrai héros du roman, Jack McAuliffe, nom de code "l’Apprenti Sorcier" et lui apprendre la dure vie d’espion.

Entre l'établissement d'opérations clandestines et la recherche de taupes, on ne s'ennuie guère dans ce roman sans longueurs. Les descriptions réalistes, le détail des opérations et les faits historiques sous-jacents étonnent le lecteur qu point de se demander où se situe la frontière entre fiction et réalité...
La paranoïa sur les agents doubles ou triples et l'ambiguïté sur les décisions de l'ennemi sont autant d'aspects particuliers du monde de l'espionnage à jalonner le récit et maintenir un certain rythme : qui doit-on promouvoir ? est-on sûr de ses intentions ? mais qui est la taupe ?

Bref, c'est un livre qui passionnera les amateurs comme les mordus de romans d'espionnage...

Dark Tiger de William G. Tapply




Voila un ouvrage qui vous donnera peut être envie de tout lâcher , attraper votre tente et canne à pêche et foncer taquiner la truite au beau milieu du Maine et suivre Stoney, votre irrésistible guide à travers cette nature somptueuse mais sauvage comme seul William G Tapply sait la décrire.

Il y a de cela sept ans, Stoney Calhoun s'est réveillé dans un hôpital pour vétérans, amnésique mais doté de talents inexpliqués ( capacité pour les langues, maniabilité et expertise des armes, combat au corps à corps , etc...)
Depuis, il vit tranquillement, en travaillant comme guide de pêche à temps partiel et est co-propriétaire d'un magasin d'appâts locaux avec la belle Kate Balaban, attendant de l' éventuel touriste qu'il se perde devant leur boutique.

Un énigmatique homme au costume sombre, vient régulièrement le trouver pour s'assurer qu'il n'a pas retrouvé la mémoire. Mais cette fois ci, lorsque le forçant à un énième et ultime retranchement , il tente de mettre en danger sa nouvelle existence - existence qu'il a difficilement et fragilement battit - Calhoun se voit contraint d'enquêter sur le meurtre d'un agent gouvernemental retrouvé mort au nord de l'État du Maine.
Il doit alors prendre la place d'un guide de pêche à Loon Lake Lodge, un luxueux hôtel situé en plein coeur des espaces sauvages de cet état aux paysages somptueux et bruts du Nord-Est des États-Unis.
Avec ce troisième et  ultime volet des aventures de Stoney Calhoun ,après Dérive sanglante et Casco Bay, nous retrouvons une nouvelle fois ce bourru solitaire mais sympathique dans son enquête la plus dangereuse.

Le thème central du livre est plus qu'une enquête policière déclenchée par un double meurtre mystérieux, car comme souvent, l'enquête fournit le prétexte à une quête, ou plusieurs quêtes : la quête du personnage central frappé d'amnésie à la suite d'un accident (mais était-ce vraiment un accident ?) et qui n'a plus de passé, la difficile quête du bonheur pour ce personnage et la femme qu'il aime, la quête d'un mode de vie proche de la nature sauvage dans le nord-est américain.

Chez Tapply, la nature devient reine, dans toute sa plénitude, sa sérénité. Et ses dangers. A travers flots et dans la brume, l’intrigue, superbement menée, s’avère infaillible et aucun indice ne vient endiguer le rythme endiablé de l’enquête.
Tapply fait d'ailleurs partie d'une famille d'écrivains - les Jim Harrison ou Craig Johnson ( déjà cité plus haut dans le blog ) - pour qui le «nature writing» est une évidence, une façon d'être, tout imprégnés qu'ils sont de la culture populaire américaine, celle qui magnifie l'immensité, les terres infinies et intactes ou presque, et qui s'interroge sans cesse sur la relation de l'homme à l'environnement

Révélé sur le tard en France, avec "Dérive sanglante", "Casco Bay" ou "Dark Tiger" chez Gallmeister, William G. Tapply qui fait se côtoyer crimes horribles, découvertes macabres et paysages idylliques du Maine où se pratique avec passion la pêche à la mouche , est l' auteur d' une bonne vingtaine de romans policiers, tous en pleine nature, et collaborait à des magazines de pêche. Il est malheureusement décédé en 2009 et Dark Tiger est son dernier ouvrage.

Les éditions Gallmeister vous proposent d'ailleurs sur leur site un extrait des premières pages de cet ouvrage dont voici une copie ...Dépaysant ...




William G. Tapply
DARK TIGER


1



Stonewall Jackson Calhoun balayait le plancher autour du
présentoir des waders et des cuissardes lorsque la sonnette tinta
au-dessus de la porte, signalant que quelqu’un venait d’entrer dans la
boutique – Chez Kate, Appâts & articles de pêche. Calhoun jeta un
coup d’oeil à l’horloge murale. Il était presque deux heures, en ce mardi
après-midi gris et bruineux de la mi-mai.
Calhoun regarda en direction de l’entrée où il s’attendait à voir
Kate en train de secouer sa chevelure pour en faire tomber les gouttes
de pluie. Elle lui avait dit qu’elle serait de retour au plus tard vers midi
de son entretien mensuel avec les gens de l’établissement de soins
spécialisés de Scarborough dans lequel Walter, son mari, vivait – ou
plutôt mourait – depuis quelque temps.

Mais c’était Noah Moulton, et non Kate Balaban, qui se tenait dans
l’embrasure de la porte. Noah était un véritable jardin fleuri à lui tout
seul, avec sa casquette bleue des Portland Sea Dogs, son pantalon
de velours côtelé bordeaux, sa chemise de coton verte, ses bottes de
caoutchouc noires et son ciré jaune. Il faisait semblant d’examiner le
casier des cannes à mouche contre le mur près du comptoir.
Calhoun continua de balayer le plancher de pin tout abîmé. Il
savait que Noah Moulton désapprouvait ce qu’il appelait les “sports
san guinaires” – la pêche et la chasse, sans parler de la trappe – et il
n’était probablement pas venu au magasin pour acheter quelque
chose. Comme par ailleurs Noah n’entretenait que de très vagues
relations avec Kate Balaban et Stoney Calhoun, tous deux coproprié -
taires de la boutique, il ne s’agissait certainement pas d’une simple
visite amicale.

Par conséquent, à moins qu’il ne fût entré pour s’abriter de la pluie,
il ne restait qu’une seule possibilité : il était venu parler affaires. Noah
était l’agent immobilier qui s’était occupé de la location de cet endroit
où Kate et Calhoun avaient installé leur magasin. Leur bail arrivait à
expiration fin juillet. Calhoun se dit que leur propriétaire, un type
d’Augusta nommé Eldon Camby qui avait fait fortune en bâtissant
tout un empire de Burger King, avait l’intention de faire grimper leur
loyer une fois de plus et que Noah, qui touchait une commission au
passage, avait été chargé de leur annoncer la nouvelle.

— J’suis à vous dans un instant, Noah, dit Calhoun. Je finis juste
ça. Vous devriez jeter un coup d’oeil à ces nouvelles cannes Loomis. La
neuf pieds pour soie de six est particulièrement agréable.

Sans même se retourner, Noah agita la main.

— Prenez votre temps, Stoney.

Calhoun ramassa le tas de poussière, de boue séchée, de plumes de
coq, de poils de chien et de morceaux de fil métallique avec sa pelle et
le jeta dans la poubelle. Il posa le balai dans un coin et revint à l’entrée
du magasin où Noah Moulton, les mains derrière le dos, regardait par
la vitrine en direction du parking.

— Fait plutôt moche, hein ? dit Calhoun.

— Avant, le mois de mai était mon mois préféré, dit Noah,
toujours sans se retourner. Les fleurs, le soleil, les petits oiseaux. C’était
le bon vieux temps. Maintenant, je ne sais pas, le changement cli ma -
tique, le réchauffement de la planète, tout ça, on peut avoir des orages
ou des tempêtes de Nord-Est en mai. De la neige, de la neige fondue,
de la grêle. On peut jamais savoir. Vous vous souvenez, il y a quelques
années, cette tempête de neige le jour de la fête des mères, y en avait
une couche de trente centimètres sur les pieds de tomates que les gens
avaient déjà plantés.
Calhoun hochait la tête, mais en vérité, son bon vieux temps à lui
ne remontait pas plus loin que le jour où la foudre lui avait effacé la
mémoire. Cela faisait maintenant sept ans.

— Alors comme ça, vous balayez le sol vous-même, hein ? dit
Noah.

— C’est pas bien fatigant, et on dirait que je me débrouille pas
mal, répondit Calhoun en haussant les épaules.
Il exagérait son accent du Sud-Est du Maine, ce qui semblait
toujours agacer les gens du coin tels que Noah Moulton. Ils s’ima gi -
naient sans doute que Calhoun se payait leur tête. En fait, parler comme
un natif du Maine lui venait naturellement, même s’il avait grandi en
Caroline du Sud, à ce qu’on lui avait dit. Mais agacer un individu comme
Noah Moulton n’était pas fait pour lui déplaire non plus.

— J’espérais vous trouver tous les deux, Kate et vous, dit Noah.
Il continuait à regarder par la vitrine, et si l’accent de Calhoun
l’avait agacé, il n’en laissait rien paraître. Le parking du magasin était
vide, mis à part le vieux pick-up Ford tout cabossé de Calhoun, ainsi
qu’une berline quatre portes couleur étain, apparemment neuve et qui
devait appartenir à Noah. Elle avait l’air solide et raisonnable – le genre
de voiture qui correspond bien à un agent immobilier.

— Une tasse de café, ça vous dirait ? demanda Calhoun.
Noah se retourna vers lui.

— Je ne dis pas non. Noir, sans sucre, ça sera parfait.

— La cafetière est dans l’arrière-boutique. Venez, on va s’asseoir et
on pourra discuter. À moins que vous ne soyez intéressé par une canne
à mouche ?

— J’ai toutes les cannes qu’il me faut, répondit Noah.

Ce qui signifiait aucune, se dit Calhoun.
Il le précéda dans la petite pièce à l’arrière, où Kate et lui avaient
chacun leur bureau et où Ralph, l’épagneul breton de Calhoun, avait
son bol et son lit. Sur le bureau de Kate, il y avait un ordinateur, une
imprimante, un téléphone et un fax. À part cela, Kate n’y laissait jamais
rien traîner.
En plus de son propre ordinateur, qu’il n’utilisait presque jamais, et
d’un téléphone, le bureau de Calhoun était couvert de magazines,
de catalogues, de boîtes en plastique remplies de mouches, de scions
de cannes, de moulinets cassés, de morceaux de soies, de plumes de coq
et de poils de chevreuil teints.

Quand Calhoun et Noah Moulton entrèrent dans le bureau, Ralph
leva la tête, regarda les deux hommes, bâilla et poussa un soupir. Puis
il replaça son museau sous son moignon de queue et se rendormit.
Calhoun versa deux grandes tasses à la fontaine à café en inox dans
le coin et les posa sur son bureau. Il indiqua à Noah un fauteuil en bois
puis s’assit sur sa chaise à roulettes.

Noah se débarrassa de son ciré jaune en secouant les épaules. Il le
plia deux fois, puis tira le fauteuil jusqu’au bord du bureau de Calhoun
et s’y assit. Après avoir posé son ciré plié sur ses cuisses et sa casquette
de base-ball sur son genou, il se passa les doigts dans son épaisse
chevelure blanche. Il ouvrit la bouche comme s’il allait dire quelque
chose d’important. Puis il la referma. Il tendit le bras pour prendre sa
tasse de café, la porta à ses lèvres dans ses deux mains et en but une
gorgée. Il l’avala, puis reposa la tasse sur le bureau, il jeta un coup d’oeil
à sa montre, s’éclaircit la voix et leva les yeux vers Calhoun. Il sourit et
haussa les épaules.

Noah Moulton avait un torse étroit et des hanches larges. Bâti
comme une ampoule électrique.

— Bon, alors, qui est mort ? demanda Calhoun.

Noah secoua vivement la tête.

— Pour autant que je sache, dit-il, personne que nous connaissons
n’est mort récemment. Mais j’ai une mauvaise nouvelle, Stoney. J’ai
l’impression que je devrais attendre que Kate soit là pour vous en parler
à tous les deux. Mais j’ai un rendez-vous dans vingt minutes.

— On dirait que ça a un rapport avec ce local commercial, dit
Calhoun.

Noah Moulton acquiesça.

— Oui, monsieur. C’est cela. Je crois bien que M. Camby, qui est
le propriétaire de cet endroit, comme vous le savez, a eu une
proposition de quelqu’un qui veut l’acheter.

— Donc vous êtes venu ici pour voir si Kate et moi sommes prêts
à faire une offre ? Pour nous donner la priorité ? C’est ça ?

— Même pas, répondit Noah. L’affaire est déjà faite, on dirait,
Stoney. Vous devez être partis d’ici avec tout votre stock à la fin du bail.
Calhoun secoua la tête.

— Vous n’êtes pas sérieux ?

Noah opina.

— J’ai bien peur que si.

Calhoun secoua de nouveau la tête.

— Ça n’est pas bien. On est ici depuis… bon sang, Kate a
commencé à louer cet endroit il y a dix ans. Vous ne pouvez pas tout
simplement… (Il agita sa main en l’air.) Ça n’est pas bien, c’est tout.

Noah reprit :

— C’est écrit noir sur blanc dans votre bail. M. Camby est tenu de
vous donner un préavis de deux mois. Votre bail vient à échéance fin
juillet, on est juste à la mi-mai, voilà.

— Tout de même, ça n’est pas bien. (Calhoun lança un regard dur
en direction de Noah.) Et d’abord, vous êtes de quel côté, dites-moi ?

— Parfois je me retrouve des deux côtés, dit Noah.

— J’imagine que ça peut devenir sacrément embarrassant pour
vous, répliqua Calhoun.
Noah leva les yeux et eut un bref sourire, signifiant ainsi que le
sarcasme ne lui avait pas échappé. Il prit sa tasse de café et la reposa.

— Ne tirez pas sur le messager, Stoney. (Il se vissa sa casquette de
base-ball sur la tête, puis il se leva et enfila son ciré d’un mouvement
d’épaules.) Vous le direz à Kate, alors ?

— Et si on avait une petite conversation avec M. Camby ? dit
Calhoun.

— M. Camby n’apprécierait pas de se faire menacer, si c’est à ça
que vous pensez, répondit Noah.

— Je pensais que nous pourrions faire appel à sa bonté naturelle.
Kate et moi, on pourrait avoir envie d’acheter ce local nous-mêmes,
puisqu’il est à vendre.

— Vous pouvez toujours essayer, dit Noah. En admettant que
cette bonté naturelle à laquelle vous voulez faire appel existe vraiment
chez M. Camby. Vous pourriez aussi lui faire une offre par mon
entremise, si vous voulez, parce que c’est plus ou moins mon boulot
et que je ne le fais pas trop mal. Mais je suis sûr que monsieur Camby
ne sera pas plus réceptif à une offre qu’il ne le serait à des menaces.
(Noah secoua la tête d’un air attristé.) Il a déjà trouvé un accord et il
a signé les papiers pour conclure cette affaire. (Il tendit la main et la
posa sur l’épaule de Calhoun.) Je suis fichtrement désolé, Stoney. Si
vous voulez, je peux vous chercher un autre endroit. Qui sait ? Ça
pourrait être une bonne chose. Je pourrais vous trouver une boutique
plus grande, mieux située, avec un propriétaire plus agréable ?

Calhoun le regarda un instant, puis il se leva et se dirigea vers
l’entrée du magasin, ne laissant à Noah d’autre choix que de le suivre.
Lorsqu’ils furent à la porte, Calhoun se retourna et tendit la main.

Après une hésitation, Noah la serra.

— Alors, vous voulez que je commence à voir si je peux vous
trouver quelque chose ?

— Je peux pas vous empêcher de regarder, dit Calhoun, mais il
faut que j’en parle avec Kate, voir ce qu’elle veut faire et avec qui,
compte tenu de la situation.

— Ce n’est pas ma faute, Stoney, dit Noah en secouant la tête.
Calhoun lui tapota l’épaule.



— Ne vous en faites pas. Ça va s’arranger. Merci d’être passé.

Il saisit la poignée et ouvrit la porte.

Après le départ de Noah Moulton, Calhoun siffla Ralph et tous
deux sortirent sur la véranda devant la boutique. Calhoun resta à l’abri
sous le toit – une pluie battante et incessante s’était mise à tomber dans
la matinée, mais dans l’après-midi elle s’était transformée en une
bruine légère et brumeuse, suffisamment humide et froide, cependant,
pour être toujours désagréable. Il n’arrêtait pas de regarder dans la rue,
à droite et à gauche, se demandant où diable Kate pouvait bien être.
Ralph s’éloigna jusqu’au parking situé sur le côté. Il gratifia tous les
arbustes d’un reniflement tranquille et d’une brève giclée, puis il décida
qu’il n’y avait là ni perdrix ni caille, alors il reprit la direction de la
véranda en trottinant et donna un coup de museau sur la porte.
Ils entrèrent. Calhoun retourna dans son bureau pour vérifier que
Kate n’avait pas appelé pendant qu’il était dehors, mais il n’y avait
aucun message.
Il n’était pas vraiment impatient de lui annoncer que
leur bail était résilié par M. Burger King, mais il s’inquiétait un peu de
voir qu’elle n’était toujours pas rentrée de son rendez-vous au centre de
soins de Walter. Cela ne lui ressemblait pas de ne pas appeler s’il se
passait quelque chose.

Misterioso d' Arne Dahl



Deux hommes d'affaires suédois sont assassinés dans leur maison avec le même modus Operandi : deux balles dans la tête, aucun signe de violence ou de cambriolage, et toutes traces soigneusement effacées. Et tout porte à croire que l' assassin ne s' arrêtera pas là.
Afin de résoudre les meurtres de riches industriels et de magnats de la finance, mais aussi d' arrêter un tueur en série présumé, la Sapo ( la police suédoise) crée dans l'urgence, une unité spéciale grossièrement appelée groupe A, faute de mieux.
Ce groupe se veut une élite et se compose de six policiers triés sur le volet, mais aux caractères sérieusement opposé.

Le protagoniste principal est Paul Hjelm, la quarantaine vivant en couple dans un vague pavillon de banlieue avec femme et enfants. Deux adolescents sur les bras et un mariage raté, il est au ,début du livre ,le héros qui ,seul, déjoue une prise d'otages dans un banque. Un acte qu'il reconnait irréfléchi, mené par un policier qui s'ennuit dans sa routine quotidienne. Mis sur la touche par l'IGS, et attendant son licenciement , il est par surprise intégré au groupe A.
Il rejoint ainsi Viggo Norlander,policier de Stockholm, brut ,expérimenté mais vieillissant et traversant une véritable catharsis ; l'armoire à glace Nyberg, ex-Mister Suède , culturiste convaincu de dopage et arrivé dans la police sur le tard ; Kerstin Holm, seule femme du groupe, de Göteborg, infatigable et opiniâtre ; le finlandais Söderstadt, avocat et spécialiste de la finance, presque trop cultivé, et qui révèlera au fil du roman un passé trouble et Jorge Chavez, le plus jeune du groupe, le plus énigmatique, chilien vivant en Suéde , le "basané" du groupe qui se révélera bien utile sur le terrain.

Le groupe A. réfère directement de la Direction nationale des enquêtes criminelles, mais travaille en proche collaboration avec la police de Stockholm, lieu de la plupart des crimes. il est chapeauté par Jan-Olov Hultin, personnage complexe qui peut passer de l'élégance du diplomate à la brutalité efficace et gratuite en un clin d'oeil.
Le groupe d’élite doit faire face à ce qui pourrait devenir la plus grande affaire criminelle en Suède depuis le meurtre du Premier ministre Olof Palme et l'affaire étant prioritaire ,chacun des policiers a carte blanche et d'aucun n' hésiteront pas a flirter avec la légalité.

Plusieurs pistes mènent à des impasses. L'enquête initiale sur une loge secrète ne mène nulle part. Une autre , parallèle, sur les penchants pédophiles d'une des victimes, finit en queue de poisson . Mais la mafia russe ou la pègre estonienne est, peut être, impliqué dans ces massacres? Sans le soutien de son attrayante collègue, Kerstin Holm, Hjelm aurait depuis longtemps jeté l'éponge.
Un troisième meurtre puis un quatrième....Comme de nombreux riches hommes d'affaires, les victimes étaient également membres des mêmes clubs de voile et de golf,  peut être faut il aussi creuser cette piste ?
Une totale confusion mais aussi une sérieuse lassitude s' insinue au sein du groupe A.

Jusqu' à ce que l' assassin laisse sur la scène de crime , son premier indice : un enregistrement rare sur une cassette audio d' un morceau de jazz du grand Thelonious Monk...Misterioso

L' enquête est omni-présente dans ce roman : chaque détail, similitude est exploré avec minutie .Le traçage des pistes, l'interprétation et la recherche du dénominateur commun est décrite en détail, peut être aussi à outrance.
Mais ce roman nous tient en haleine parce qu'il n'a pas de temps mort même lors de cette période de vache maigre ou pendant un temps , l'assassin observera une pause , la police pataugera et ou chacun s'enfermera ostensiblement dans sa routine.

Un premier roman publié sous le pseudonyme de Arne Dahl et l'écrivain qui se cache derrière cet alias, connaît sacrément son affaire.
Dahl est en Suède salué comme l'héritier de Sjöwall et Wahloo et son roman , Misterioso est une satire critique de la police mais aussi de la société suédoise et attaque insidieusement la politique fiscale et la politique d'immigration, porte un regard éclairé sur les accointances entre mafia russe et estonienne et les milieux d'affaires suédois, et expose aussi les travers d'une haute bourgeoisie sans tabous ou  l'argent flirte avec prostitution, inceste et pédophilie.
L' enquête menée par six enquêteurs part peut être tout azimut mais grace à cela , Arne Dahl , n' hésite pas à écorcher ces milieux d'affaires et à nous éclairer sur leur travers. 
la critique vise plus directement les conséquences désastreuses du capitalisme financier, ceux qui font de l'argent non pas en produisant des biens de consommation, mais en faisant profiter l'argent des autres par des placements via les banques, la bourse, les caisses de dépôts, etc. Du krach des années 90 au scandale des banques américaines qui a ébranlé toute la planète, ce monde mystérieux des enveloppes brunes, de l'argent qui fait de l'argent et des bandits à col blanc est devenu un terrain d'exploitation privilégié pour les auteurs de polars.

Dahl annonçait une décalogie soit dix livres de cette série, mais onze ont déja été publiés , dont deux en France , Misterioso et Qui sème le sang.
Il faut d' ailleurs aussi saluer la traduction de ce roman issu du suédois et qui est excellente.
Un autre roman à conseiller auquel il manque probablement, pour moi, le grain de folie de Nesbo, et la complexité rigoureuse de Mankell mais peu importe : Dahl a suffisamment de qualités pour satisfaire nos exigences et justifier un revenez-y.

 Et auquel cas pour gouter l'ambiance de ce roman , quoi de mieux que de le lire tout en écoutant le titre Misterioso sur l 'album éponyme de Monk :

Marcel Petiot , le "bon docteur"


Il fut surnommé le Vampire de l'Etoile, le Boucher de Paris, le Cuisiner du Diable, ou l'Ange de la Mort parmi tant d'autres et fit couler beaucoup d'encre .
Les psychiatres le disaient déséquilibré, pervers, fugueur, dissimulateur, menteur, un individu sans scrupules dépourvu de tout sens moral.
 Intelligent, il avait un sens de l'humour très développé, mais noir et morbide, et deux visages : le "bon docteur" qui soignait gratuitement les pauvres ,les enfants maladeset les indigents en sa clinique de la rue Lesueur à Paris ; et l'assassin sans pitié qui attirait dans ses filets les victimes des persécutions nazies, juifs ou resistants, les gangsters en fuite mais aussi des personnes qui le gênaient ou le menaçaient.

La nuit, il gazait, dépeçait et brûlait des victimes de la Gestapo, espérant que « M. Eugène » les aiderait à gagner la zone libre ou l’Argentine. L’honorable médecin n’était qu’un tueur en série à qui la Seconde Guerre mondiale donna l’opportunité d’exprimer pleinement sa folie.

Le 11 mars 1944, après que l’alerte fut donnée à cause de la fumée que sa cheminée évacuait, la police découvrit dans sa cave des corps prêts à être incinérés, 72 valises et 655 kg de souvenirs, dont le pyjama du petit René Kneller, disparu avec ses parents.
Marcel Petiot , le célèbre "Docteur Petiot" fut condamné à mort et exécuté à Paris en 1946.

Voici le parcours d'un monstre particulièrement détestable car sans morale.

Né le 17 janvier 1897 à Auxerre, Marcel Petiot est le fils choyé d’un employé de la poste, auquel il donne vite du fil à retordre : l’enfant est connu pour massacrer les chats du quartier. En 1916, Marcel s’engage au 98e R.I.. La guerre, pour lui, sera vite un lointain souvenir : légèrement blessé au pied, il est examiné par des psychiatres lors de sa convalescence qui le déclarent mentalement déséquilibré et enfin le réforment.. Déséquilibre que l’on impute aux horreurs du conflit.

En 1921, il achève brillamment ses études de médecine (mention très bien) et s’installe au pays, à Villeneuve-sur-Yonne. C’est un bon docteur, que les pauvres consultent sans bourse délier. Il se dédommage auprès de sa riche clientèle : kleptomane, il la déleste de ses effets personnels lors des visites domiciliaires.
En 1926, la jeune bonne de Petiot, Louise, déclare, un peu trop fort, être enceinte des œuvres de son employeur.Curieusement, la jeune Louise disparaît…Quelques bruits courent, on découvre aussi d’étranges disparitions d’argent ou d’objets précieux après les visites du docteur, mais c’est insuffisant pour ébranler les consciences En 1927, la vie lui sourit, il est élu maire et se marie. Cinq ans et une ribambelle de vols plus tard, c’est l’infamie.
En mars 1930, la police découvre le corps à moitié calciné de Madame Debauwe, gérante de la coopérative laitière de Villeneuve-sur-Yonne. Elle a été achevée à coups de marteau et la laiterie a été incendiée. La veille, elle avait encaissé la somme de deux cent quatre-vingt mille francs…
Les rumeurs persistent. On insinue qu’elle était la maîtresse du docteur Petiot et un certain Frascot affirme même l’avoir vu rôder vers la laiterie peu avant le début de l’incendie. Petiot est bien soupçonné… mais seulement soupçonné. Les preuves manquent et le témoin meurt, fort opportunément, il faut le reconnaître. Frascot sortait d’ailleurs d’une visite chez le médecin quand il a été foudroyé par une crise cardiaque. C’est du moins ce qui est inscrit sur le permis d’inhumer signé par ce même médecin… c’est-à-dire Marcel Petiot !
Ces indices sont insuffisants pour la police mais la population, elle, ne tarde pas à réagir : Petiot, qui vient aussi d’être condamné pour vol d’électricité, est révoqué de ses fonctions de maire. Les rumeurs persistantes le poussent à abandonner aussi son cabinet. Condamné, révoqué par le conseil municipal, le Dr Petiot est contraint de quitter l’Yonne.


De 1933 à 1939,  il ouvre un cabinet dans le IXe arrondissement et multiplie les larcins. le docteur Petiot
réussit, à Paris, à se constituer une autre clientèle importante tout en étant accusé plusieurs fois de pratiquer des avortements, de fournir de la drogue à des toxicomanes, de non-déclaration de revenus, de fabrication et d'usage de faux ; il blâme tous ces crimes sur le fait qu'il n'est pas un comptable ni un secrétaire, que son premier souci est de soigner des indigents et des indigents, il s'en présente dix, douze, vingt à tous ses procès prêts à témoigner sur sa grandeur d'âme et sa générosité. Il est condamné à quelques amendes et même à 15 jours de prison puis finalement confié à un hôpital psychiatrique pour «évaluation».
L’internement dure quatre ans.
En 1941, il achète un hôtel particulier au 21, de la rue Lesueur, dans le XVIe, qu’il transforme en clinique. Il rénove aussi sa cave, consolide le puits existant, fait installer une imposante chaudière, un large évier. Marcel Petiot est fin prêt à recevoir…

 Au cours de l’année 1943, de 20 heures à l’aube, il devient « M. Eugène », spécialisé dans l’aide aux Juifs que pourchasse la Gestapo. Dès la nuit tombée, l’homme dévoué qui ne craint pas les représailles ouvre sa porte aux candidats à la fuite vers la zone libre et l’étranger. Pour des sommes variant entre 25 000 et 100 000 francs, Petiot promettait aux clients qui lui étaient référés ou qu'ils recrutaient, de faux papiers, une nouvelle identité et une route sûre vers l'Argentine.
Un voisin du médecin, Joachim Guschinow, un fourreur juif, confie à son cher ami Petiot qu’il aimerait quitter la France. Jamais plus il ne réapparaîtra…Quelques semaines après, Jean-Marc Van Brever, un toxicomane notoire qui avait dénoncé Petiot comme trafiquant de drogue, disparaît. Ensuite c’est le tour d’une Madame Khayt, qui avait refusé d’être impliquée dans une des « magouilles » de Petiot.
À la même époque, disparaît Paul Braunberger, un médecin, suivi le mois suivant de la famille Kneller, le père, la mère et le petit René, âgé de huit ans à peine. En janvier 1943, Petiot lance les « tarifs de groupe » : quatre couples, les Basch, les Woolf, les Stevens et les Anspach « s’embarquent » à leur tour…
À cette clientèle choisie, s’ajoutent quelques malfrats, heureux de se « mettre au vert » pour quelque temps. Parmi eux, François Albertini, dit le Corse ; Joseph Réocreux, dit aussi Jo le Boxeur, accompagné de ses deux « gagneuses ».Les "voyageurs" sont vaccinés contre les maladies exotiques, il serait en effet dommage d'attraper un virus mortel... en Argentine... Tout est pensé et étudié et les malheureux, recherchés par la gestapo, ne peuvent que se soumettre aux ordres de leur "sauveur"... L'affaire est rentable et les disparitions s'amplifient sans aucune réclamation des familles. Les clandestins sont éliminés par injection létale de poison, puis démembrés ou découpés.
Il est réputé avoir « passé » quantité d’« indésirables ». Jamais l’un d’eux ne se manifesta par la suite pour témoigner que « M. Eugène » favorisa effectivement sa fuite. Le voyage des malheureux s’est achevé dans le puits de chaux vive ou les tuyaux du calorifère, 21, rue Lesueur.

La Gestapo ayant eu vent de ce réseau qu'elle croyait être véritable tenta de l'infiltrer mais sans succès : ses agents-doubles disparaissaient au fur et à mesure qu'ils entraient en communication avec le docteur «Eugène» (faux-nom du docteur Petiot). En désespoir de cause, elle le fit arrêter en mai 1943 mais ne put en tirer quoi que ce soit, même sous la torture, Petiot ne pouvant naturellement pas dévoiler les noms des membres de son «réseau» puisqu'il n'y en avait aucun. - On le relâcha, faute de preuve quelques semaines plus tard.

Lorsque, samedi 11 mars 1944, un voisin s’inquiète de l’odeur nauséabonde et de l’épais nuage noir qui s’échappent de la cheminée, il prévient pompiers et policiers. Pas trace du propriétaire mais, au sous-sol, plusieurs corps dépecés en attente de combustion, des valises, bijoux, vêtements, bibelots, jouets, tout ce que parents et enfants contraints à l’expatriation voulaient emporter, 655 kg de « souvenirs », dira Petiot à son procès. Pour l’instant, il a disparu.


Lors des perquisitions, la police met au jour un ossuaire, un puits rempli de chaux et une chambre à gaz dont la porte est équipée d’un judas qui permet d’assister à l’agonie des victimes. Sur l’égouttoir de l’évier, des résidus de chair humaine…

Tandis que la France découvre l’ampleur de la folie du docteur Petiot, celui-ci se cache parmi les vaillants des FFI (Forces françaises de l’intérieur). Il est devenu le « capitaine Valéry ». Le 31 octobre 1944, il fut arrêté dans une station de métro.
Le capitaine Simonin arrête le capitaine Wetterwald, alias Valéry dans la Résistance, médecin-capitaine au 1er Bataillon.Sur lui, il avait 31 700 francs (une fortune), une cinquantaine de documents sous six noms différents et un revolver. Il est enfin confondu. Accusé de vingt-sept assassinats, il en revendiquera soixante-trois à son procès en 1946. Le médecin précisera cependant que ses « proies » n’étaient que des collaborateurs et des Allemands. La cour ne l’a pas cru et l’a envoyé à l’échafaud.

 L’affaire Petiot choqua tant le monde entier que, durant une décennie au moins, elle alimenta la chronique.
L’avocat général rapporta que, mené à la guillotine, le médecin s’exclama : « Ah, ça ne va pas être beau ! » Mais avant cet épisode, il y eut le procès dont l’Institut national de l’audiovisuel a conservé de saisissantes séquences.



Le sinistre Marcel Petiot se présente à la cour d’assises en complet et nœud papillon, paraissant aussi à l’aise que s’il présidait un colloque sur l’art de bien disséquer. Provocateur et arrogant, il est tout sourire lorsque, menant magistrats, badauds et journalistes en sa clinique, il les invite à un macabre tour du propriétaire, leur expliquant comment il gazait, découpait et calcinait ses visiteurs du soir.
Injuriant les membres des familles de ses victimes, il les traita de menteurs, de membres de la juiverie internationale, d'ennemis de la république. Questionné quant à une de ses victimes, il jura de ne jamais l'avoir rencontrée mais ne put expliquer qu'on avait retrouver ses vêtements chez lui.Durant le mois de débats, il répète inlassablement que ceux-ci n’étaient que collabos ou nazis. Somme toute, il est un patriote, résistant à sa manière.

Me  Floriot plaida  en vain durant six heures pour sauver Petiot de la peine capitale. En vain. Le 25 mai 1946, un gardien de la prison de la Santé le réveille pour le mener à l’échafaud. « Tu me fais chier », lui rétorque le condamné. Alors qu’il se tient devant la guillotine, l’avocat général lui demande s’il a quelque chose à déclarer. « Je suis un voyageur qui emporte ses bagages ! » répond-il. Donc ses secrets.
Ses dernières paroles furent pour ses bourreaux, leur disant de ne pas regarder car «ce ne serait pas joli». Les témoins rapportent que ses lèvres esquissaient un sourire lorsque sa tête roula dans le panier.

Michel Serrault l’incarnera magistralement à l'écran.

Le "Gloria - Scott " de Sir Athur Conan Doyle


On en revient toujours puisqu'il est le père entre autres de l'intrigue policière, du suspense ,innovation majeure dans le roman policier , déjà rendu populaire par Gaboriau ou Collins , mais Conan Doyle popularise ce style à l'extrême , à hauteur du mythe.

Sherlock Holmes rencontre un tel succés que bon nombre de victoriens croiront en son existence réelle. Doyle tentera ainsi de tuer sa créature, mais sera forcé de la faire renaître face au mécontentement populaire.
Il faut aussi rappeller que Conan Doyle est un auteur prolifique.
La série des Aventures de Sherlock Holmes le rendit célèbre dans le monde entier mais fit aussi ombrage au reste de son oeuvre qui compte de nombreux récits - nouvelles et romans - fantastiques, ésotériques, d'aventures et de science-fiction dont il fut l'un des grands précurseurs, d'inoubliables romans historiques et de nombreux essais médicaux et politiques
.
Voici une de ces nouvelles tirée des mémoires de Sherlock Holmes :







Arthur Conan Doyle

LE « GLORIA-SCOTT »
Les mémoires de Sherlock Holmes (avril 1893)




– J'ai ici quelques papiers, me dit mon ami Sherlock Holmes un soir d'hiver où nous étions assis de chaque côté de la cheminée, qui selon moi mériteraient que vous y jetiez un coup d'oeil. Il s'agit des documents qui se rapportent à l'affaire extraordinaire du Gloria-Scott : par exemple le message qui a foudroyé d'horreur le juge de paix Trevor quand il l'a lu.

D'un tiroir, il avait exhumé une petite boîte décolorée ; après en avoir défait le ruban, il me tendit un court billet griffonné sur une demi-feuille de papier ardoisé. En voici le texte :

« Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l'élevage d'Angleterre. »

Quand je relevai les yeux après avoir lu ce message énigmatique, je vis Holmes glousser de joie.

– Vous me paraissez un peu désorienté ! me dit-il.

– Je comprends mal qu'un pareil message ait pu foudroyer d'horreur son destinataire : il me semble, au contraire…

– Mais oui : au contraire !… Et pourtant le fait est que son destinataire, un beau vieillard robuste, s'est écroulé après qu'il en eut pris connaissance comme s'il avait reçu à bout portant un coup de fusil.

– Vous éveillez ma curiosité ! Mais d'abord pourquoi m'avez-vous dit que cette affaire méritait de ma part un intérêt particulier ?

– Parce qu'elle a été ma première affaire. J'avais souvent essayé d'obtenir de mon compagnon qu'il me révèle les motifs qui l'avaient aiguillé vers les enquêtes criminelles, mais je n'avais jamais réussi jusque-là, à le saisir dans une humeur communicative. Or ce soir je le vis étaler sur ses genoux les documents auxquels il avait fait allusion. Il alluma sa pipe et pendant quelques instants demeura silencieux dans son fauteuil à remuer des souvenirs.

« Vous ne m'avez jamais entendu parler de Victor Trevor ? me demanda-t-il. Il fut le seul ami que je me fis pendant mes deux années d'école. Je ne me rappelle pas, Watson, avoir jamais été un individu très sociable : je préférais m'enfermer dans ma chambre afin de mettre au point mes petites méthodes personnelles de raisonnement : si bien que je ne me mêlais guère aux garçons de mon âge. En dehors de l'escrime et de la boxe, le sport ne me tentait pas. Je consacrais donc mon attention à des sujets fort différents de ceux qui passionnaient mes camarades. Le résultat fut qu'entre eux et moi il n'y avait aucun point de contact. Trevor était le seul avec lequel je me liai ; encore fallut-il pour cela qu'un matin, alors que je me rendais à un service religieux, son bull-terrier se prît d'une passion soudaine pour ma cheville.







Cette manière prosaïque de faire connaissance s'avéra efficace. Je fus immobilisé pour dix jours, et Trevor venait prendre de mes nouvelles. D'abord il ne resta à bavarder qu'une minute. Mais bientôt ses visites se prolongèrent, et nous devînmes vite amis. C'était un garçon vigoureux, sanguin, plein d'esprit et d'énergie, à beaucoup d'égards mon contraste. Cependant nous nous découvrîmes quelques points communs, et notre amitié se scella du jour où j'appris qu'il était aussi dépourvu d'amis que moi. Finalement il m'invita chez son père à Dommthrope, dans le Norfolk, et j'acceptai son hospitalité pour un mois de grandes vacances.
Le vieux Trevor était incontestablement un homme riche et considéré : juge de paix et propriétaire terrien. Dommthrope est un petit hameau juste au nord de Laugmere, dans la région des lacs et des marécages. La demeure était de type ancien, très longue, avec des solives de chêne et des murs de briques ; une belle avenue bordée de tilleuls y menait. On chassait dans les fougères d'excellents canards sauvages ; il y avait du poisson remarquable ; la bibliothèque était limitée mais elle ne contenait que de bons ouvrages : héritée, d'après ce que je compris, d'un précédent occupant ; la cuisine était convenable. Bref, il aurait fallu être bien difficile pour ne pas passer là un mois enchanteur.

Le vieux Trevor était veuf, et mon ami était son fils unique. Il avait eu une fille, je crois, mais elle était morte de la diphtérie au cours d'un séjour à Birmingham. Le père m'intéressa énormément. Il n'était pas très cultivé. Seulement il était doué d'une force primitive considérable, à la fois physique et mentale. Il avait peu lu, mais il avait beaucoup voyagé, et loin. Il avait vu le monde, et il se souvenait de tout ce qu'il avait appris, C'était un grand gaillard à forte et épaisse carrure, à tignasse poivre et sel, avec un visage hâlé et des yeux bleus perçants qui lui donnaient parfois un air féroce. Pourtant il avait dans le pays la réputation d'être bon et charitable. Au tribunal, il était renommé pour son indulgence.

Un soir, peu de temps après mon arrivée, nous étions assis après dîner devant un verre de porto, et le jeune Trevor se mit à parler de mes habitudes d'observation et de déduction dont j'avais déjà fait un système, sans en avoir deviné pour autant l'importance qu'il allait prendre dans ma vie. Naturellement, le vieillard crut que son fils exagérait en racontant deux ou trois exploits banals que j'avais accomplis.

– Allons, monsieur Holmes ! me dit-il en riant gaiement. Essayez de déduire quelque chose sur mon compte : je suis un excellent sujet.

– Je crains de ne pas pouvoir vous en dire long, répondis-je. Néanmoins je pense que vous avez circulé ces derniers temps en redoutant une agression personnelle.
Le rire s'éteignit sur ses lèvres, et il me considéra avec un vif étonnement.

– Ma foi, voilà qui est exact ! dit-il. Tu sais, Victor, quand nous avons mis un terme aux activités de cette bande de braconniers, ils ont juré d'avoir notre peau. Et sir Edward Hoby a récemment été attaqué. Depuis, je n'ai pas cessé de me tenir sur mes gardes ; mais je me demande bien comment vous pouvez le savoir.

– Vous avez une très jolie canne, dis-je. D'après l'inscription, j'ai remarqué que vous ne la possédiez que depuis un an. Mais vous vous êtes donné du mal pour en creuser la pomme et pour y verser du plomb fondu, si bien que vous disposez d'une arme formidable. J'en ai déduit que vous n'auriez pas pris de telles précautions si vous n'aviez pas redouté un danger quelconque.

– Et quoi encore ? me demanda-t-il en souriant.

– Dans votre jeunesse vous avez fait de la boxe.

– Exact, cela aussi. Comment l'avez-vous deviné ? Est-ce que mon nez n'est pas tout à fait droit ?

– Il ne s'agit pas de votre nez, mais de vos oreilles. Elles ont l'allongement et l'épaisseur qui ne se retrouvent que chez les boxeurs.

– Rien d'autre ?

– Les callosités de vos mains m'apprennent que vous avez beaucoup retourné la terre.

– Tout mon argent vient d'un champ aurifère.

– Vous êtes allé en Nouvelle-Zélande.

– Exact encore.

– Vous avez séjourné au Japon.

– Parfaitement vrai.

– Et vous avez été très intimement associé avec quelqu'un dont les initiales étaient J.A. et qu'ensuite vous avez cherché à oublier complètement.

M. Trevor se leva avec peine, me fixa de ses grands yeux bleus dont l'expression devint sauvage, farouche, et piqua du nez parmi les coquilles de noix qui jonchaient la nappe : évanoui raide.

Vous pouvez imaginer, mon cher Watson, comme nous avons été bouleversés, son fils et moi. Son attaque ne fut pas cependant de longue durée ; dès que nous eûmes déboutonné son col et aspergé d'eau fraîche son visage, il hoqueta deux ou trois fois et se remit sur son séant.

– Ah ! mes enfants ! nous dit-il en s'efforçant de sourire. J'espère que je ne vous ai pas effrayés, au moins ? Costaud comme je suis, j'ai pourtant une faiblesse du côté du coeur et il ne m'en faut pas beaucoup pour me flanquer par terre. Je ne sais pas comment vous vous débrouillez, monsieur Holmes, mais j'ai l'impression que tous les détectives officiels ou officieux sont à côté de vous des enfants. C'est là votre carrière, monsieur ! Et vous pouvez en croire un homme qui a roulé sa bosse dans les cinq parties du monde !

Voilà le conseil, joint à une estimation exagérée de mes capacités, qui me mit pour la première fois, Watson, si vous me faites l'honneur de me croire, en face de ce sentiment, tout nouveau pour moi : à savoir que je pourrais gagner ma vie grâce à ce qui n'avait été pour moi qu'un simple passe-temps. Sur le moment, d'ailleurs, je fus trop préoccupé par le soudain malaise de mon hôte pour penser à autre chose.

– J'espère ne vous avoir rien dit qui vous ait fait du mal ? murmurai-je.

– Hé bien ! vous avez touché à coup sûr une corde sensible ! Puis-je vous demander comment vous savez cela, et ce que vous savez exactement ?
 
Il s'adressait maintenant à moi sur un ton badin, mais au fond de son regard une sorte de terreur restait tapie.

– C'est la simplicité même ! répondis-je. Quand vous avez relevé votre manche pour tirer tout à l'heure le poisson hors de l'eau, j'ai vu les initiales J.A. tatouées au pli du coude. Les lettres sont encore visibles, mais étant donné leur demi-effacement et la couleur de votre peau tout autour, il est évident que vous avez tenté de les faire disparaître. Évident, par conséquent, que ces initiales vous ont été autrefois très chères et qu'ensuite vous avez souhaité les oublier.

– Quels yeux ! s'écria-t-il non sans pousser un soupir de soulagement. C'est tout à fait ce que vous avez dit. Mais n'en parlons plus. De tous les revenants, les spectres de nos amours sont les pires. Passons dans la salle de billard et fumons paisiblement un cigare.

A dater de ce jour et en dépit de toute sa cordialité, il y eut constamment dans le comportement de M. Trevor envers moi une pointe de soupçon. Son fils le remarqua. « Vous avez donné une telle peur au vieux, me dit-il, qu'il ne sera plus jamais sûr de ce que vous savez et de ce que vous ignorez. » Il n'avait pas l'intention de me le montrer, j'en suis certain, mais cette impression était si fort entrée en lui qu'elle se manifestait en toute occasion. Finalement, me rendant compte que ma présence le tourmentait, je brusquai la fin de mon séjour. Toutefois, la veille de mon départ, il se produisit un incident dont l'importance se révéla par la suite.

Nous étions assis sur la pelouse dans des fauteuils de jardin, prenant le soleil et admirant le panorama des lacs, quand la bonne vint annoncer qu'à la porte quelqu'un désirait voir M. Trevor.

– Qui ? s'enquit notre hôte.

– Il n'a pas voulu me dire son nom.

– Que me veut-il alors ?

– Il m'a seulement dit que vous le connaissiez, et qu'il voulait vous parler juste un moment.

– Faites-le venir ici.

Nous vîmes apparaître un petit bonhomme à la mine chafouine, à l'allure obséquieuse, à la démarche traînante. Il portait une veste déboutonnée, tachée de goudron à la manche, une chemise à carreaux noirs et rouges, des pantalons de treillis, de grosses chaussures éculées. Il avait la figure maigre, brunie, rusée, ornée d'un perpétuel sourire qui découvrait une rangée irrégulière de dents jaunes. Ses mains ratatinées étaient à demi fermées, comme les marins ont l'habitude. Pendant qu'il traversait pesamment la pelouse, j'entendis M. Trevor comprimer un petit cri de gorge : il se leva précipitamment et courut dans la maison. Il fut de retour presque aussitôt ; quand il passa prés de moi, je sentis une forte odeur de cognac.

– Alors, mon vieux ! fit-il. Que puis-je faire pour votre service ?

Le marin resta debout à le regarder avec des yeux plissés. Le même sourire écartait toujours ses lèvres molles.

– Vous ne me connaissez pas ? demanda-t-il enfin.

– Ah ? çà, mon Dieu ! Mais c'est Hudson ! s'écria M. Trevor avec une intonation de surprise.

– C'est Hudson, monsieur, répondit le marin. Hé ? oui, cela fait bien trente et quelques années que je ne vous ai vu. Et vous voilà dans votre maison, tandis que moi j'en suis encore à ramasser ma croûte dans les poubelles.

– Allons ! Allons ! mon vieux ! Tu t'apercevras que je n'ai pas oublié les anciens ! déclara M. Trevor, qui s'avança vers le marin, lui dit quelque chose à voix basse et reprit plus fort : Va à la cuisine. On te donnera à manger et à boire. Je te trouverai certainement une situation.

– Merci, monsieur. Je viens de passer deux ans sur un cargo de huit noeuds, et je voudrais bien me reposer un peu. Je pensais que je pourrais m'arranger, soit avec M. Beddoes, soit avec vous.

– Ah ! s'exclama M. Trevor, tu sais l'adresse de M. Beddoes ?

– Pardonnez-moi, monsieur, mais je sais où sont tous mes vieux amis ! répondit le marin en accentuant son sourire sinistre.

Il suivit alors la bonne à la cuisine. M. Trevor marmonna quelques mots pour nous dire qu'il avait été camarade de bord avec cet homme au cours de son voyage vers les terres aurifères. Puis il nous laissa et rentra. Une heure plus tard, quand nous regagnâmes la maison, nous le trouvâmes étendu ivre mort sur le sofa de la salle à manger. Cet incident me laissa une vilaine impression, et je ne fus pas fâché le lendemain de quitter Dommthrope : je sentais que ma présence serait pour mon ami une source de gêne.

Tous ces événements eurent lieu pendant le premier mois des grandes vacances. Je revins m'enfermer dans ma chambre de Londres, où je procédai, durant sept semaines, à diverses expériences de chimie organique. Un jour d’automne cependant, alors que les vacances touchaient à leur fin, je reçus un télégramme de mon ami me suppliant de revenir à Dommthrope parce qu'il avait grand besoin de conseils et d'appui. Je laissai tout tomber et je repris la route du nord.

Il m'attendait à la gare avec la charrette anglaise. Du premier regard, je compris qu'il venait de passer deux mois fort pénibles. Il avait maigri, il semblait rongé par le chagrin, il avait perdu la gaieté de bon aloi qui l'animait.

– Le vieux est en train de mourir ! me dit-il dès l'abord.

– Pas possible ! m'écriai-je. Mourir de quoi ?

– D'apoplexie. Un choc nerveux. Tout aujourd'hui il a été à deux doigts de la mort. Je ne sais pas si nous le retrouverons en vie.

À cette nouvelle inattendue, j'étais, comme vous le devinez, Watson, absolument bouleversé.

– Et la cause ? demandai-je.

– Ah ! voilà le point ! Montez, nous parlerons en route. Vous vous rappelez le type qui est arrivé la veille de votre départ ?

– Très bien.

– Savez-vous qui nous avons introduit ce jour-là dans notre maison. ?

– Je n'en ai aucune idée.

– Le diable, Holmes !

Je le dévisageai avec stupéfaction.

– Si, Holmes. C’était le diable en personne. Depuis son arrivée, nous n’avons : pas eu une heure de tranquillité. Pas une ! Depuis ce soir-là, le vieux n'a jamais plus relevé la tête. Et maintenant sa vie ne tient plus qu'à un souffle, il a le coeur démoli : tout ça à cause de ce maudit Hudson.

– Quel pouvoir détenait-il donc ?
 
– Ah ! je donnerais gros pour le savoir ! Mon pauvre père, si bon, si généreux, si gentil ! Comment a-t-il pu tomber dans les griffes de ce bandit ? Mais je suis content que vous soyez venu, Holmes. Je fonde de grands espoirs sur votre jugement et sur votre discrétion. Je suis sûr que vous me conseillerez au mieux.

Nous volions sur la route lisse et blanche ; devant nous s'étendait tout le pays des lacs et des marécages qui miroitaient sous la lumière rouge du soleil couchant. Parmi un bouquet d'arbres sur notre gauche, j'aperçus déjà les hautes cheminées et le mât pavoisé qui indiquaient la demeure de M. Trevor.

– Mon Père a fait d'Hudson, un jardinier, m'expliqua mon ami. Et puis, comme le jardinage ne lui plaisait plus, il l'a nommé maître d'hôtel ; la maison paraissait être à lui, il s'y promenait et agissait à sa guise. Les bonnes se plaignirent de son intempérance et de ses grossièretés. Papa les augmenta pour les faire taire. Hudson prenait le bateau et le meilleur fusil de mon Père pour s'offrir des petites parties de chasse. Et toujours ce visage insolent, ricanant, sournois, que j'aurais boxé vingt fois s'il avait été celui d'un homme de mon âge ! Je vous le jure, Holmes, tout ce temps-là je me suis dominé terriblement. Et maintenant je me demande si je n'aurais pas mieux fait de me contraindre un peu moins !… Bref, les choses tournèrent de mal en pis : cet animal de Hudson devint de plus en plus importun, il se mêlait toujours davantage de choses de qui ne le regardaient pas, jusqu'au jour où en ma présence il répliqua insolemment à mon père. Je le pris par les épaules et le chassai de la pièce où nous nous tenions. Il fila tout blême, avec des yeux venimeux qui exprimaient plus de menaces que n'importe quel discours. Je ne sais pas ce qui se passa ensuite entre mon pauvre vieux et lui, mais papa vint me trouver le lendemain pour me demander de bien vouloir faire des excuses à Hudson. Comme vous le pensez, je refusais net et je ne cachai pas à mon père ma surprise qu'il tolérât une pareille canaille qui prenait de si grandes libertés avec lui et avec les bonnes.

« Ah ! mon enfant ! me répondit-il. C'est très facile de parler quand on ne sait pas dans quelle position je me trouve. Mais tu le sauras, Victor. Je veillerai à ce que tu sois au courant, advienne que pourra ! Tu ne penseras jamais du mal de ton vieux papa, dis, mon fils ? »

Il était très ému. Il s'enferma dans son bureau toute la journée. Par la fenêtre je l'aperçus : il était occupé à écrire. Ce soir-là se produisit ce qui me parut être une bonne détente : Hudson nous annonça qu'il allait nous quitter, Il nous informa de sa détermination après le dîner ; il avait la voix épaisse d'un homme à moitié ivre : « J'en ai assez du Norfolk, nous dit-il. Je vais descendre voir M. Beddoes, dans le Hampshire. Il sera, sans mentir, aussi content de me voir que vous l'avez été. »

Avec une douceur qui me fit bouillir, mon père lui demanda : «Tu ne pars pas fâché, Hudson, je l'espère ?»

Le type jeta dans ma direction un regard maussade : « Je n'ai pas eu mes excuses !»
Alors mon père se tourna vers moi : « Victor, tu reconnais que tu t'es conduit avec rudesse envers ce brave type, n'est-ce pas ? »

Je me bornai à répondre.

« Au contraire ! Je crois que tous les deux nous avons été formidablement patients envers lui. »

Il gronda : «Ah ! oui, vous trouvez ? Vous trouvez ? Très bien, mon petit ami, on en reparlera »

Il se glissa hors de la pièce et une demi-heure après il avait quitté la maison. Mon père était dans un état nerveux pitoyable. Mais ce fut juste au moment où il recouvrait un peu de confiance que tomba le dernier coup.

– Et de quelle manière ? demandai-je avidement.

– Le plus extraordinairement du monde. Hier une lettre pour mon père arriva à la maison. Elle portait le cachet de la poste de Fording-bridge. Papa la lut, se prit la tête dans les mains, et il mit à courir en rond dans le salon comme quelqu'un qui est subitement devenu fou. Quand je parvins à le coucher sur le canapé, sa bouche et ses paupières étaient crispées d'un côté, et je vis qu'il avait une attaque. Le docteur Fordham accourut immédiatement. Nous le mîmes au lit. Mais la paralysie s'est étendue, il n'a pas repris, connaissance, et je crois que nous ne le retrouverons pas vivant.

– Vous m'épouvantez, Trevor ! m'exclamai-je. Mais quoi donc, dans cette lettre, aurait pu provoquer une telle catastrophe ?

– Rien. Et voilà l'inexplicable. Le message était absurde, banal. Ah ! mon Dieu ! C'est ce que je craignais…
Pendant qu'il parlait, nous avions contourné le virage de l'a venue des tilleuls ; dans la lumière faiblissante du soir, nous vîmes que tous les stores de la maison avaient été baissés. Nous nous précipitâmes vers la porte. Mon ami avait la figure dévorée par le chagrin. Un homme vêtu de noir franchissait le seuil ; il s'arrêta quand il nous aperçut.

– Quand cela est-il arrivé, docteur ? interrogea Trevor.

– Presque immédiatement après votre départ.

– Avait-il repris connaissance ?

– Juste un instant avant la fin.

– A-t-il dit quelque chose pour moi ?

– Ceci seulement : « Les papiers sont dans le tiroir du fond du meuble japonais. »

Mon ami monta, accompagné du docteur, vers la chambre mortuaire. Moi je restai dans le bureau, méditant sur toute l'affaire, et me sentant plus affligé que je ne l'avais jamais été. Quel était le passé de ce Trevor ? Il avait été boxeur, il avait voyagé, il était devenu chercheur d'or. Et comment était-il tombé au pouvoir de ce marin au visage repoussant ? Pourquoi également, s'était-il évanoui pour une allusion aux initiales à demi effacées sur son bras ? Et pourquoi était-il mort de frayeur au reçu d'une lettre de Fording-bridge ? Puis je me rappelai que Fording-bridge était situé dans le Hampshire, et que ce M. Beddoes, chez qui s'était rendu le marin probablement dans l'intention de le faire chanter, m'avait été indiqué comme résidant dans le Hampshire. La lettre pouvait donc venir soit de Hudson le marin annonçant qu'il avait trahi le secret coupable qui semblait exister, soit de Beddoes avertissant un vieil associé qu'une trahison de cet ordre était imminente. Jusque-là, c'était assez clair.

Mais dans ce cas, comment se faisait il que le message fût banal, absurde, pour reprendre les mots mêmes du fils ? Il avait dû l'avoir mal lu, mal compris. Ou alors ce message aurait été rédigé dans l'un de ces codes ingénieux qui permettent d'écrire une chose qui en signifie une autre. Il me fallait avoir cette lettre entre les mains. Si elle avait un sens caché, je saurais bien le deviner. Pendant une heure je demeurai assis réfléchissant dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'une bonne en larmes apportât une lampe ; et, tout de suite derrière elle, mon ami Trevor, pâle mais maître de lui, muni des papiers qui sont, maintenant sur mes genoux. Il s'assit en face de moi ; approcha la lampe du bord de la table et me tendit un court billet griffonné, comme vous le voyez, sur une simple feuille de papier gris ; et je lus : « Plus de difficultés : rien comme gibier à Londres pour faire la concurrence. Hudson ton représentant a très bien vendu les faisans, la faisane et la mèche de fouet. Ta perdrix rouge seule a la chance de pouvoir quitter cette semaine l'élevage d'Angleterre. »

Je peux bien vous dire que je fus frappé du même étonnement que vous aujourd'hui, quand je lus ce message pour la première fois. Puis je le relus, très attentivement. Évidemment, comme je l'avais supposé, un deuxième sens devait être dissimulé dans cette étrange combinaison de mots. Ou bien y avait-il une signification convenue antérieurement dans des mots comme « mèche de fouet » ou « perdrix rouge » ? D'un code arbitraire, il m'aurait été impossible de déduire quoi que ce fût ! Or j'étais prêt à jurer que là était le noeud de l'affaire. La présence du nom « Hudson » semblait indiquer que l'objet du message était celui auquel j'avais pensé et que son auteur était Beddoes plutôt que le marin. J'essayai de le lire à rebours, mais les derniers mots : « l'élevage d'Angleterre… » me découragèrent. Puis-je tentai des mots alternés, mais ni les « Plus difficultés » comme « à pour… » ni les « de quitter semaine Angleterre » faire ne m'éclairèrent le moins du monde.

Enfin, tout à coup, la clé m'apparut. Je vis que le premier de chaque groupe de trois mots était seul à retenir, ce qui donnait une suite de phrases qui avaient poussé au désespoir le vieux Trevor.

L'avertissement était bref, net. Je le traduisis pour mon camarade : « Plus rien à faire. Hudson a vendu la mèche. Ta seule chance : quitter l'Angleterre. »

Victor Trevor enfouit son visage dans ses mains frémissantes.

– Je suppose que ce doit être exact, me dit-il. Mais c'est pire que la mort, car cela signifie aussi le déshonneur. Tout de même, que signifient les mots ton représentant et perdrix rouge ?

– Rien pour le message, mais peut-être en saurions-nous davantage si nous découvrions l'expéditeur. Vous voyez : il a commencé par écrire : Plus… rien… à… faire, etc. Ensuite, pour se conformer au code, il a bouché les espaces par deux mots à la suite. Naturellement il s'est servi des premiers mots qui lui venaient à l'idée. Et s'il y en a tant qui se rapportent au gibier, vous pouvez être sûr que cet expéditeur est ou un fanatique de la chasse ou un passionné de l'élevage. Qu'est-ce que vous savez sur ce Beddoes ?

– Maintenant que vous m'y faites penser, dit-il, je me souviens que chaque automne mon pauvre père était invité à chasser sur sa réserve.

– Alors c'est incontestablement de lui que vient le billet ! Reste à savoir la nature du secret que le marin Hudson semble avoir tenu en suspens au-dessus de la tête de ces deux hommes riches et respectables.

– Hélas ! Holmes ! s'écria-t-il, j'ai bien peur qu'il ne s'agisse d'un secret de péché ou de honte ! Pour vous je n'en ai pas. Voici la déclaration qui a été rédigée par mon père quand il a su que le danger était imminent. Je l'ai trouvée dans le meuble japonais, comme me l'avait annoncé le docteur. Prenez-la et lisez-la moi. Je n'ai ni la force ni le courage de le faire moi-même.

Et voici les papiers, mon cher Watson, qu'il me remit. Je vais vous les lire à vous, comme je les lui ai lus, à lui, cette nuit-là dans le vieux bureau. Sur l'extérieur il est écrit : « Détails sur le voyage du Gloria-Scott, depuis son départ de Falmouth le 8 octobre 1855 jusqu'à sa destruction à 15° 20' de latitude nord et 25° l4' de longitude ouest le 6 novembre. » Cette déclaration est rédigée sous forme de lettre. En voici le texte :

« Mon bien cher fils,

Maintenant que le déshonneur qui approche commence à assombrir les dernières années de ma vie, je puis écrire en toute vérité et probité que ce n'est pas la crainte de la loi, ni la perte de ma situation dans le comté, ni ma chute sous les yeux de tous ceux qui m'ont connu qui me fend le coeur : c'est l'idée que tu auras à rougir de moi, toi qui m'aimes et qui n'as jamais eu de motif pour ne point me respecter.

Mais si le coup que pour toujours je redoute s'abat sur moi, alors je désire que tu lises ceci, afin que ce soit de moi que tu apprennes jusqu'où j'ai été à blâmer. Si tout au contraire se passe bien (que le Dieu tout-puissant entende ma prière !) et si par hasard ce papier n'est pas détruit et tombe entre tes mains, je te conjure par tout ce que tu considères de plus sacré, par la mémoire de ta chère mère et par l'amour qui nous a toujours unis, d'arrêter là ta lecture, de le jeter au feu et de ne plus lui accorder la moindre pensée. Si, donc, tu poursuis cette lecture, c'est que j'aurai été préalablement démasqué et mené hors de ma maison ; ou, ce qui est plus probable étant donné ma maladie de coeur, que je serai mort avec mon secret scellé à jamais sur ma langue. Dans l'un ou l'autre cas, je n'aurais rien à te cacher. Prends par conséquent chacun de mes mots pour la vérité nue. Je le jure !

Cher enfant, je ne m'appelle pas Trevor. Lorsque j'étais beaucoup plus jeune je m'appelais James Armitage. Tu comprends à présent le choc que j'éprouvai il y a quelques semaines lorsque ton ami d'école me parla d'une manière qui pouvait me laisser supposer qu'il avait percé mon secret. Sous le nom d'Armitage, j'entrai dans une banque de Londres. Sous le nom d'Armitage, je fus déclaré coupable d'avoir contrevenu aux lois de mon pays, et je fus condamné à la relégation perpétuelle. Ne pense pas trop de mal de moi, mon petit enfant. J'avais à payer une dette d'honneur, comme on dit, et pour m'en acquitter j'ai utilisé de l'argent qui ne m'appartenait pas : j'étais certain que je pourrais le restituer avant qu'on s'aperçût qu'il manquait. Une terrible malchance s'acharna sur moi. L'argent sur lequel j'avais compté ne me fut pas donné, et un examen prématuré des comptes fit apparaître le déficit. L'affaire aurait pu s'arranger dans la clémence, mais les lois étaient appliquées plus sévèrement il y a trente ans que maintenant, et le jour de mon trente-troisième anniversaire je me trouvai enchaîné comme criminel avec trente-sept autres forçats dans l'entrepont du bateau Gloria-Scott, en partance pour l'Australie.

C'était en 1855. La guerre de Crimée battait son plein. Les vieux bateaux de forçats avaient beaucoup servi comme transports de troupes en mer Noire. Le gouvernement fut donc obligé d'utiliser des navires plus petits et moins adéquats pour reléguer ses bagnards. Le Gloria-Scott avait fait le commerce du thé avec la Chine, mais de nouveaux voiliers l'avaient supplanté : il était trop vieux, lourdement arqué avec de larges baux. Il jaugeait cinq cents tonnes. En sus de trente-huit gibiers de potence, il transportait un équipage de trente-six hommes, dix-huit soldats, un capitaine, trois lieutenants, un médecin, un aumônier et quatre gardiens. En somme, il avait une cargaison de cent âmes quand nous quittâmes Falmouth.

Les cloisons entre les cellules des forçats n'étaient pas en chêne solide comme dans les transports pénitentiaires : elles s'avérèrent minces et fragiles. Mon voisin vers l'arrière se trouvait être un gaillard que j'avais particulièrement remarqué au moment de l'embarquement. Il était jeune ; son visage clair ne portait ni barbe ni favoris ; il avait un long nez effilé, des mâchoires en casse-noix, un port de tête insouciant, et il se balançait en marchant. Par-dessus tout, il était d'une taille qui l'empêchait de passer inaperçu. Je ne crois pas qu'il y en eût un parmi nous qui lui arrivât plus haut que l'épaule. A coup sûr il ne mesurait pas moins de deux mètres ! C'était bizarre de voir au milieu de tant de figures maussades et lasses une tête qui respirait la décision et l'énergie. Quand je l'aperçus, ce fut comme un brasier dans une tempête de neige. Je fus donc satisfait de l'avoir comme voisin, et plus heureux encore quand, dans le silence mortel de la nuit, j'entendis un chuchotement contre mon oreille : il s'était débrouillé pour tailler une ouverture dans la planche qui nous séparait.

– Salut, camarade ! dit-il. Comment t'appelles-tu ? Pourquoi es-tu ici ?

Je lui répondis et lui demandai en échange qui il était.

– Je suis Jack Pendergast, me dit-il. Et, ma foi, tu apprendras à respecter mon nom !

Je me rappelais avoir entendu parler de son affaire, car peu de temps avant mon arrestation elle avait provoqué une énorme sensation dans tout le pays. C'était un homme de bonne famille et de grandes capacités, mais il était incurablement atteint d'habitudes déplorables et, par un ingénieux système d'escroquerie, il avait dépouillé quelques-uns des plus riches commerçants de Londres.

– Ah ! ah ! Tu te souviens de moi ? me demanda-t-il fièrement.

– Très bien !


– Alors peut-être te rappelles-tu un détail curieux dans mon affaire ?

– Lequel ?

– J'avais près d'un quart de million, n'est-ce pas ?

– C'est ce que l'on a dit.

– Mais on n'a rien récupéré, eh ?

– Non.

– Hé bien ! où t'imagines-tu que se trouve le fric ?

– Je n'en ai aucune idée, répondis-je.

– Juste entre mon index et mon pouce ! s'écria-t-il. Par Dieu, je possède plus de livres à mon nom que tu as de cheveux sur ta tête. Et si tu as de l'argent, mon fils, et si tu sais comment le manier et le dépenser, tu peux faire n'importe quoi ! Alors crois-tu vraisemblable qu'un type qui pourrait faire n'importe quoi, va traîner ses guêtres dans la cale puante d'un vieux cercueil plein de rats et de poux comme ce caboteur de la côte chinoise ? Non, monsieur ! Un type pareil veille sur lui-même et sur ses copains. Cramponne-toi à lui, et, sur la Bible, tu n'auras pas à t'en plaindre.

C'était sa façon de parler. D'abord je crus que de telles paroles ne signifiaient rien. Mais au bout d'un moment, quand il m'eut éprouvé et fait promettre le silence avec toute la solennité possible, il me donna à entendre qu'il y avait réellement un complot en train pour que nous nous assurions le commandement du bateau. Une douzaine de prisonniers l'avaient tramé avant de monter à bord. Pendergast en était le chef ; son argent en était le puissant moteur.

– J'avais un associé, me dit-il. Un brave type comme il y en a peu, aussi fidèle qu'un cercle à un tonneau. Et plein aux as. Un richard ! Où crois-tu qu'il se trouve en ce moment ? Hé bien ! c'est l'aumônier du bateau. L'aumônier, pas moins ! Il est monté à bord avec un habit noir et des papiers en règle. Il a assez d'argent dans sa valise pour acheter le bateau depuis la quille jusqu'à la pomme du mât. L'équipage lui est dévoué corps et âme. Il pouvait acheter les matelots à tant la douzaine au comptant et il les a payés avant qu'ils signent leur engagement. Il a deux des gardiens, plus Mercer, le second. Il aurait acheté le capitaine lui-même s'il avait cru que ça en valait la peine !

– Que devrons-nous faire, alors ? demandai-je.

– Qu'est-ce que tu crois ? Nous allons donner à quelques-uns de ces soldats une tunique plus rouge que celle dont leur tailleur les a gratifiés.

– Mais ils sont armés !

– Et nous le serons aussi, mon garçon ! Il y a une paire de pistolets pour chacun de nous. Si nous ne pouvons pas prendre ce bateau, avec tout l'équipage pour nous, alors il faudra nous renvoyer à la communale. Cette nuit tu parleras à ton copain de l'autre côté et tu verras si on peut avoir confiance en lui.

Je n'y manquai point. Il se trouva que mon autre voisin était un homme jeune dont la situation ressemblait à la mienne : il avait été condamné pour faux. Il s'appelait Evans, mais plus tard il changea dé nom comme moi, et il est à présent un citoyen riche et heureux de l'Angleterre du Sud. Tout de suite il se déclara prêt à se joindre à la conspiration, puisqu'il n'y avait pas d'autre moyen de salut. Nous n'avions pas encore quitté la Manche qu'il n'y avait plus que deux prisonniers tenus dans l'ignorance. L'un avait l'esprit faible et nous n'osions pas nous confier à lui ; l'autre était atteint de jaunisse et ne pouvait nous être d'aucun secours.

Dès le départ, rien en vérité ne pouvait nous empêcher de prendre possession du bateau. L'équipage se composait de coquins spécialement enrôlés pour cette aventure. Le faux aumônier passait dans nos cellules pour nous exhorter, – il portait un sac noir soi-disant rempli de brochures de piété, – il venait si souvent qu'à la fin du troisième jour nous avions tous, soigneusement serrés au pied de notre lit, une lime, une paire de pistolets, une livre de poudre et vingt pièces d'or. Deux des gardiens étaient aux ordres de Pendergast ; le second lieutenant était son bras droit. Nous n'avions contre nous que le capitaine, deux seconds, deux gardiens, le lieutenant Martin et ses dix-huit soldats, plus le médecin. Pourtant nous avions décidé de ne négliger aucune précaution et de procéder à l'attaque par surprise, de nuit. Mais elle eut lieu plus tôt que prévu, et voici pourquoi :

Un soir, à peu près trois semaines après notre départ, le médecin du bord était descendu pour voir l'un des prisonniers qui était malade. Passant sa main au bas de la couchette, il sentit la forme des pistolets. Sil n'avait rien dit, toute l'affaire aurait été éventée. Mais c'était un petit bonhomme nerveux : il poussa un cri de surprise et il devint si pâle que son patient devina sur l'heure ce qu'il avait découvert. Il le saisit, le bâillonna avant qu'il pût donner l'alarme, et le ficela sous sa couchette. Le médecin avait ouvert la porte qui conduisait au pont. Tous, d'un même élan, nous la franchîmes. Les deux sentinelles furent abattues, ainsi que le caporal qui était accouru pour voir ce qui se passait. A l'entrée des cabines, il y avait deux autres soldats : leurs fusils ne devaient pas être chargés, car ils ne firent pas feu sur nous, et ils furent tués tandis qu'ils essayaient de mettre la baïonnette au canon. Nous nous précipitâmes dans la cabine du capitaine ; mais au moment où nous poussions sa porte, une déflagration retentit de l'intérieur : nous le trouvâmes la tête couchée sur la carte de l'Atlantique qui était épinglée sur sa table ; l'aumônier se tenait à côté de lui, avec à la main un pistolet encore fumant. Les deux lieutenants furent arrêtés par l'équipage. Tout paraissait bel et bien réglé.

La cabine de luxe était attenante à celle du capitaine ; nous y pénétrâmes en masse et nous nous affalâmes sur les banquettes en parlant tous ensemble ; nous étions au bord de la folie, dans le sentiment de notre liberté retrouvée. Tout autour il y avait des coffres, et Wilson, le faux aumônier, en fractura un pour en extraire une douzaine de bouteilles de xérès doré. Aussitôt nous leur cassâmes le goulot et remplîmes nos gobelets. Au moment où nous les levions pour trinquer, voilà que sans avertissement ni sommations une salve de fusils nous déchira les oreilles, – la cabine s'emplit d'une fumée telle que nous ne pouvions pas voir de l'autre côté de la table. Quand elle se dissipa, je me retrouvai dans un véritable abattoir. Wilson et huit forçats se tortillaient par terre, pêle-mêle. Le sang et le xérès coulaient et se confondaient sur la table encore aujourd'hui j'ai des nausées en y pensant. Nous étions paralysés par ce spectacle, et je crois que nous nous serions rendus si Pendergast n'avait pas été là. Il mugit comme un taureau et se rua à la porte avec tous les survivants derrière lui. Face à nous, sur la poupe, il y avait le lieutenant et dix de ses hommes. Les châssis vitrés au-dessus de la table de la cabine avaient été légèrement ouverts, et ils nous avaient tiré dessus par l'entrebâillement. Avant qu'ils eussent eu le temps de recharger les fusils, nous fûmes sur eux. Ils résistèrent avec acharnement, mais nous avions l'avantage du nombre ; en cinq minutes tout fut consommé. Mon Dieu ! Y eut-il jamais semblable boucherie à bord d'un navire ? Pendergast se démenait comme un démon ; il ramassait les soldats, à croire qu'ils étaient des enfants, et les balançait par-dessus bord morts ou vifs. Un sergent horriblement blessé eut le courage de nager longtemps, jusqu'à ce que l'un de nous, pris de pitié, lui fit sauter la cervelle d'un coup bien ajusté. Quand le combat prit fin, il ne restait de nos ennemis que les deux gardiens, les deux lieutenants et le médecin.

Ce fut à leur sujet que se produisit la grande querelle. Beaucoup d'entre nous étaient fort contents d'avoir reconquis leur liberté, cela leur suffisait, ils ne tenaient pas à avoir un meurtre sur la conscience. Rien de commun en effet entre jeter par-dessus bord des soldats armés d'un fusil et assister à un massacre exécuté de sang-froid. Nous fûmes huit, trois marins et cinq forçats, à déclarer que nous ne le voulions pas. Mais il n'y eut rien à faire pour ébranler Pendergast, et ceux qui partageaient son avis. Il nous affirma que notre unique chance de sécurité consistait à achever le nettoyage et qu'il ne laisserait pas en vie une langue capable de témoigner contre nous. Il s'en fallut de peu que nous partagions le sort des prisonniers, mais finalement il nous dit que nous pouvions prendre un canot et partir. Nous sautâmes sur cette offre, tant nous étions écoeurés de cette volonté sanguinaire, et nous comprenions bien qu'il n'était pas en notre pouvoir d'y mettre un terme. 0n nous donna à chacun des frusques de marin, un baril d'eau, une caisse de boeuf salé et une caisse de biscuits, plus une boussole. Pendergast nous mena devant la carte, nous expliqua que nous étions des marins naufragés dont le bateau avait sombré par 15° de latitude nord et 25° de longitude ouest. Puis il coupa l'amarre de l'embarcation et nous laissa filer.

Et maintenant j'en arrive, mon cher fils, à la partie la plus surprenante de mon récit. Les marins avaient halé bas la vergue de misaine pendant la révolte. Quand nous nous éloignâmes ils la remirent d'équerre. Comme il soufflait un léger vent du nord-est, le bateau commença à prendre de la distance. Notre canot escaladait tant bien que mal les longues vagues douces. Evans et moi, qui étions les plus instruits du groupe, nous avions pris place à l'arrière pour décider de notre destination. C'était un joli problème, car le Cap Vert était situé à plus de sept cent cinquante kilomètres sur notre nord, et la côte africaine à un millier de kilomètres sur notre est. En définitive, comme le vent venait plutôt du nord, nous pensâmes que la Sierra Leone était la meilleure solution, et nous mîmes le cap dans cette direction. L'autre bateau naviguait à ce moment presque coque noyée sur notre tribord arrière. Soudain, alors que nous regardions de son côté, nous vîmes une gerbe de fumée noire épaisse en jaillir, qui s'épanouit sur l'horizon comme un arbre gigantesque. Quelques secondes plus tard, un coup de tonnerre éclata. Lorsque la fumée fut chassée par le vent, nous ne vîmes plus trace du Gloria-Scott. Immédiatement nous virâmes de cap et rimes force de rames vers l'endroit où une brume noirâtre, flottant encore au-dessus de l'eau, indiquait la scène du sinistre.

Il nous fallut une bonne heure pour l'atteindre. D'abord nous crûmes que nous étions arrivés trop tard. Les débris d'un canot, une grande quantité de caisses et d'espars montaient et redescendaient au gré des vagues. N'ayant décelé aucun signe de vie, nous avions fait demi-tour, mais nous entendîmes appeler au secours : à une certaine distance, sur un morceau de bois, un homme gisait étendu. Nous le halâmes sur notre canot : c'était un jeune matelot qui s'appelait Hudson : il était tellement brûlé et épuisé que nous dûmes attendre le lendemain matin pour apprendre de sa bouche ce qui s'était passé.

Après notre départ, Pendergast et sa bande s'étaient mis en devoir d'exécuter les cinq prisonniers survivants. Les deux gardiens avaient été abattus et jetés par-dessus bord. Puis ç'avait été le tour du troisième lieutenant. Pendergast était alors descendu dans l'entrepont et de ses propres mains il avait tranché la gorge du malheureux médecin. Il ne restait plus que le lieutenant en premier, qui était hardi et énergique. Quand il vit que le forçat s'avançait vers lui avec un couteau ensanglanté à la main, il se dégagea de ses liens, qu'il avait préalablement desserrés, et il sauta du pont dans la cale arrière.

Une douzaine de forçats armés de pistolets descendirent pour le rattraper. Ils le trouvèrent assis près d'un baril de poudre ouvert, une boîte d'allumettes dans la main. Ce baril était l'un des cent que transportait le bateau, Il jura qu'il ferait tout sauter s'il était molesté. Quelques minutes plus tard, ce fut l'explosion. Hudson pensait qu'elle avait été causée par un coup de pistolet mal dirigé plutôt que par l'allumette du lieutenant. Mais quelle qu'en fût la cause, le Gloria-Scott était anéanti, ainsi que la canaille qui en avait pris le commandement.

Telle est, mon cher enfant, l'histoire résumée en peu de mots de la terrible affaire dans laquelle je me suis trouvé engagé. Le lendemain, nous fûmes repérés par le brick Hotspur qui se dirigeait vers l'Australie, et son capitaine nous crut sans difficulté quand nous lui affirmâmes que nous étions les survivants d'un bateau de voyageurs qui avait fait naufrage. Le Gloria-Scott fut déclaré par l'Amirauté perdu en mer. Jamais son véritable destin n'a été révélé. Après un excellent voyage, le Hotspur nous débarqua à Sydney, où Evans et moi prîmes de faux noms. Nous nous dirigeâmes vers les terres aurifères ; là, parmi la foule cosmopolite qui était rassemblée, nous abandonnâmes pour toujours notre première identité.

Je n'ai pas besoin de relater la suite. Nous avons fait fortune, nous avons voyagé, et nous sommes revenus en Angleterre comme des coloniaux enrichis pour y acheter des terres. Pendant plus de vingt ans nous avons mené une existence paisible et utile, en espérant que notre passé était à jamais enterré. Imagine donc ce que j'ai pu éprouver quand dans le marin qui survint. Je reconnus instantanément l'homme que nous avions sauvé du naufrage ! Je ne sais comment il avait retrouvé nos traces, mais il était décidé à profiter de notre peur. Tu comprends maintenant pourquoi je m'efforçais de maintenir la paix entre vous. Et, dans une certaine mesure, tu sympathiseras avec la terreur qui m'habite, depuis qu'il a quitté la maison avec des menaces sur la langue pour se rendre auprès de son autre victime. »

Au-dessous est écrit, d'une main si tremblante qu'on peut à peine lire : « Beddoes m'avertit en code que H. a tout dit. Doux Seigneur, ayez pitié de nos âmes ! »

Voilà le récit que j'ai lu cette nuit-là au jeune Trevor, et je crois, Watson, qu'étant donné les circonstances, c'était un récit plutôt dramatique. Mon brave ami eut le coeur brisé. Il alla en Extrême-Orient s'occuper de plantations de thé, où il réussit bien. Quant au marin et à Beddoes, je n'ai jamais eu de nouvelles de l'un ou de l'autre à partir du jour où a été écrite cette lettre. Tous deux ont disparu complètement. Or la police n'avait reçu aucune dénonciation : si bien que Beddoes a pris une menace pour l'exécution de la menace. La police croit que Hudson et Beddoes se sont mis d'accord pour partir ensemble. Pour ma part, je pense que la vérité est exactement l'inverse. Il est probable que Beddoes, poussé au désespoir et se croyant déjà trahi, s'est vengé sur Hudson et a quitté le pays en emportant autant d'argent qu'il le pouvait. Tels sont les faits de l'affaire, docteur, et s'ils peuvent êtres utiles à votre collection, je les mets bien volontiers à votre disposition.




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